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ANNÉE 1758.

que je vous ai laissé entrevoir une lueur de non-dixième, vous ne voulez ni d’intendant, ni de subdélégué, ni de roi en son conseil. Peste ! il ne faut que vous montrer le passage : qua data porta, ruunt.

Cela est délicieux ; en vérité, croyez-vous que, si j’avais un secret pour me délivrer de ces beaux messieurs-là, je n’eusse pas commencé par en faire usage pour moi-même ? Cependant je puis vous en ajuster une bonne partie selon vos désirs, en prenant les mesures mentionnées au mémoire ci-après. Je ne me fais pas garant de votre capitation. Si elle venait à se payer par valeur de la tête, vous en payeriez la moitié du royaume.

Eh bien ! voilà votre diable d’homme[1] de retour à Dresde, avec sa troupe maudite. Quel Juif errant ! et quel dommage que tant d’activité et de talents ne soient employés que pour le malheur de l’humanité ! Avec tout cela, s’il se réjouit beaucoup, je n’entends rien en plaisirs ; mais aussi je ne suis que Parménion. L’exécution est plus glorieuse que le projet n’était bon. Encore finira-t-il, quel que soit le dénoûment, par avoir une santé et des esclaves ruinés. Cependant rien de fait en Saxe cette année, à moins que les Suédois qui s’avancent en Brandebourg ne soient ceux du grand Gustave. Point de paix prochaine, et toujours continuité de flagellation pour nous autres pauvres hères, qui, vrais pantins de ces terribles Briochés[2],


Ducimur ut nervis alienis mobile lignum.


Chaque chose se compense. En payant les folies d’autrui, nous achetons le droit de niaiser le jour et de dormir la nuit. Nous laissons couler le torrent, avec le mérite suranné d’être un peu plus honnêtes gens.

Avec beaucoup d’esprit, de nerf et d’audace, c’est une étrange cipollata[3] que ce livre de notre Helvétius. Je crois quelquefois rencontrer Montaigne ou Montesquieu ; puis il se trouve subitement que je n’ai lu que l’Apologie pour Hérodote. Comment peut-on se permettre un tel style bigarré ? S’il manque de méthode, ce n’est pas faute de s’être donné de la peine pour en avoir et pour en montrer. Mais après avoir fait un plan tel quel, il a voulu y jeter toutes sortes de choses anomales, et se servir des faits les plus bizarres et les plus suspects pour en tirer des conclusions générales. Convenez pourtant que ce qu’il y a de plus singulier dans son livre, c’est le privilège du roi. À bon compte, je suis bien aise que celui-ci ait passé. Bien d’autres, qui n’ont pas la tête si grosse, passeront après lui. Je ne suis plus en peine de certain Traité sur l’ancienneté du Culte des dieux fétiches en Orient[4]

  1. Le roi de Prusse.
  2. « Brioché, fameux joueur de marionnettes, logé proche des comédiens. » Note de Boileau sur les derniers vers de son épitre à Racine :

    Mais pour un tas grossier de frivoles esprits, …
    Que, non loin de la place où Brioché préside, …
    Il s’en aille admirer le savoir de Pradon.

  3. Cipollata, traduction italienne du mot macédoine.
  4. Le Traité du Culte des dieux fétiches, par M.  de Brosses, publié à Genève, sans nom d’auteur, en 1760.