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CORRESPONDANCE.

gré tout cela nous sommes encore debout, et nous nous préparons à de nouveaux avancements : peut-être que le Turc, plus chrétien que les puissances catholiques apostoliques, ne voudra pas que des brigands politiques se donnent les airs de conspirer contre un prince qu’ils ont offensé, et qui ne leur a rien fait. Vivez heureux, et priez Dieu pour les malheureux, apparemment damnés, parce qu’ils sont obligés de guerroyer toujours. Vale.


Fédéric.

3690. — À MADAME LA COMTESSE DE LUTZELBOURG.
Aux Délices, 1er novembre.

Il me paraît, madame, qu’on passe sa vie à voir des révolutions. L’année passée, au mois d’octobre, le roi de Prusse voulait se tuer ; il nous tua au mois de novembre. Il est détruit, cette année, en octobre ; nous verrons si nous serons battus le mois prochain. On appelle victoires complètes des actions qui sont des avantages médiocres. On chante des Te Deum, quand à peine il y a de quoi entonner un De profundis. On nous exagère de petits succès, et on nous accable de grands impôts.

On dit le monarque portugais[1] blessé à l’épaule, le monarque espagnol[2] blessé au cerveau, le roi, ou soi-disant tel, de Suède[3], gardé à vue, et celui de Pologne[4] buvant et mangeant à nos dépens, tandis que les Prussiens boivent et mangent encore aux dépens des Saxons. Des autres rois, je n’en parle pas. Portez-vous bien, madame, et voyez toujours d’un œil tranquille la sanglante tragédie et la ridicule comédie de ce monde. Je tremble toujours que quelque balle de fusil ne vienne balafrer le beau visage de monsieur votre fils, à qui je présente mes respects. Avez-vous le bonheur de posséder Mme  de Brumath ?

Voulez-vous bien permettre, madame, que je mette dans ce paquet un petit billet pour Colini, qui vous est attaché ? Pardonnez cette liberté grande[5]. En voici encore une autre. Je vous demande en grâce, quand vous irez à Strasbourg, de vouloir bien dire au coureur qu’il aille, chemin faisant, laver la tête au banquier Turckeim, et lui signifier que je meurs de faim, s’il ne songe pas à moi. Pardon, madame ; mais, dans l’occasion, on a recours à ce qu’on aime. Mille tendres respects. V.

  1. Voyez tome XV, page. 305.
  2. Ferdinand VI, surnommé le Sage, mort fou ou à peu près, le 10 auguste 1759. (Cl.)
  3. Adolphe-Frédéric de Holstein-Euten, beau-frére du roi de Prusse.
  4. Frédéric-Auguste II ; voyez tome XIII, page 243.
  5. Mémoires de Grammont, chapitre iii.