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CORRESPONDANCE.

Hélas ! si tes conseils avaient pu l’emporter
Sur le faux intérêt d’une aveugle vengeance,
Que de torrents de sang on eût vus s’arrêter !
 :  : Ouel bonheur t’aurait dû la France !

Ton cher frère aujourd’hui, dans un noble repos,
Recueillerait son âme à soi-même rendue ;
 :  : Le philosophe, le héros,
Ne serait affligé que de t’avoir perdue.

Sur ta cendre adorée il jetterait des fleurs
 :  : Du haut de son char de victoire ;
Et les mains de la Paix et les mains de la Gloire
 :  : Se joindraient pour sécher ses pleurs.

Sa voix célébrerait ton amitié fidèle,
Les échos de Berlin répondraient à ses chants ;
Ah ! j’impose silence à mes tristes accents,
Il n’appartient qu’à lui de te rendre immortelle.


Voilà, sire, ce que ma douleur me dicta, quelque temps après le premier saisissement dont je fus accablé, à la mort de ma protectrice. J’envoie ces vers à Votre Majesté, puisqu’elle l’ordonne. Je suis vieux : elle s’en apercevra bien ; mais le cœur, qui sera toujours à vous et à l’adorable sœur[1] que vous pleurez, ne vieillira jamais. Je n’ai pu m’empêcher de me souvenir, dans ces faibles vers, des efforts que cette digne princesse avait faits pour rendre la paix à l’Europe. Toutes ses lettres (vous le savez sans doute) avaient passé par moi. Le ministre, qui pensait absolument comme elle, et qui ne put lui répondre que par une lettre qu’on lui dicta, en est mort de chagrin[2]. Je vois avec douleur, dans ma vieillesse accablée d’infirmités, tout ce qui se passe ; et je me console parce que j’espère que vous serez aussi heureux que vous méritez de l’être. Le médecin Troncbin dit que votre colique hémorroÏdale n’est point dangereuse ; mais il craint que tant de travaux n’altèrent votre sang. Cet homme est sûrement le plus grand médecin de l’Europe, le seul qui connaisse la nature. Il m’avait assuré qu’il y avait du remède pour l’état de votre

  1. Le roi de Prusse a adressé à sa sœur, la margrave de Baireuth, plusieurs épîtres en vers. On les trouve dans ses Œuvres posthumes, ainsi qu’une à milord Maréchal, où Frédéric parle longuement de la perte de cette sœur. (B.)
  2. Le cardinal de Tencin ; l’abbé de Bernis l’obligea de signer une lettre qu’il lui envoya pour rompre toute négociation, et cette adroite politique nous a valu la paix glorieuse de 1753. (K.) — Voyez aussi la lettre à Frédéric, du 19 mai 1759.