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CORRESPONDANCE.
3738. — À M.  LE CONSEILLER LE BAULT[1].
Aux Délices, 29 décembre 1758.

Je vous remercie très-humblement, monsieur, de vos vins et de vos plants. Voilà un bel exemple que vous donnez à M.  le président de Brosses. Il me doit quatre mille ceps pour que je lui fasse boire, après ma mort, du vin de Bourgogne du cru de Tournav : il m’a vendu cette terre à vie, et j’y ai mis pour première condition qu’il me ferait Bourguignon, et que je lui planterais quatre mille bois tortus, du meilleur. Si vous le voyez, monsieur, ayez la charité, en digne compatriote, de le gronder de n’avoir pas regardé cette promesse de vigne comme son premier devoir.

Le temps est beau et la terre est preste. Ne doutez pas, monsieur, que je n’aie d’abord écrit à l’ami Tronchin, et, quand je ne l’aurais pas fait, il n’en obéirait pas moins ponctuellement à vos ordres. Vous êtes trop bon, monsieur, d’avoir demandé tant de grâces pour moi ; je suis pénétré de reconnaissance : je me flatte que monseigneur le comte de La Marche me daignera donner quelque délai, car je n’ai trouvé dans la terre de Ferney que du délabrement et des procès.

Permettez-moi, monsieur, de vous importuner ici d’un procès auquel je dois prendre part. Il a été jugé à la chambre des enquêtes entre un curé de Moëns[2]^, notre voisin, le plus grand, le plus dur, le plus infatigable chicaneur de la province ; homme riche, homme doublement et triplement en état de faire du mal, comme étant prêtre, riche et processif ; entre ce curé, dis-je, d’une part, et les pauvres de Ferney, de l’autre, pauvres de nom, pauvres d’effet, et pauvres d’esprit, aussi le traître ne leur laisse que le royaume des cieux. Il s’agissait d’une dîme de novailles ou novales, d’une bruyère défrichée par leurs mains il y a cent soixante ans ; cela produit dix écus de rente. Il leur a fait pour 1,500 francs de frais, et il exige, en curé d’enfer, en prêtre de Belzébuth, ces 1,500 francs, de malheureux qui n’ont rien et qui n’ont pu ensemencer leur terre cette année. Quoi ! monsieur, des pauvres qui ont dû plaider in forma pauperum seront-ils mis en prison, comme il les en menace, pour ne pouvoir donner à cet homme avide le reste de leur sang ? Ne peuvent-ils présenter une requête au parlement pour obtenir des délais ? N’en donnez-vous

  1. Éditeur, de Mandat-Grancey.
  2. Le curé Aucian.