Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome40.djvu/181

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moyen, tant je suis devenu hardi avec l’âge[1]. Je ne peux plus écrire que ce que je pense, et je pense si librement qu’il n’y a guère d’apparence d’envoyer mes idées par la poste.

Il y a pourtant un ouvrage honnête qui est actuellement sur le métier ; c’est l’Histoire de la création de deux mille lieues de pays par le czar Pierre. Je fais cette Histoire sur les archives de Pétersbourg, qu’on m’a envoyées ; mais je doute que cela soit aussi amusant que la Vie de Charles XII, car ce Pierre n’était qu’un sage extraordinaire, et Charles un fou extraordinaire, qui se battait, comme don Quichotte, contre des moulins à vent. Jaurai assurément l’honneur de vous envoyer un des premiers exemplaires ; mais je serai bien surpris si l’ouvrage est intéressant.

Non, madame, je n’aime des Anglais que leurs livres de philosophie, quelques-unes de leurs poésies hardies ; et, à l’égard du genre dont vous me parlez, je vous avouerai que je ne lis que l’Ancien Testament, trois ou quatre chants de Virgile, tout l’Arioste, une partie des Mille et une Nuits ; et, en fait de prose française, je relis sans cesse les Lettres provinciales. Ce n’est pas que les pièces nouvelles de nos jours, et les Poésies sacrées de M.  Lefranc, n’aient leur mérite. On m’a parlé aussi d’un livre de son frère l’évêque, intitulé la Réconciliation de l’Esprit avec la Religion, ou, comme quelques-uns disent, la Réconciliation normande[2] ; mais on ne peut pas tout lire, et il faut bien se livrer à son goût.

Je vous félicite, madame, vous et M.  le président Hénault, de vivre souvent ensemble, et de vous consoler tous deux des sottises de ce monde par les agréments délicieux de votre commerce. J’espère que vous jouirez longtemps tous deux de cette consolation. Vous avez été gourmande, et, quand les gourmands sont devenus sobres, ils vivent cent ans. Si les événements du temps sont le sujet de vos conversations, elles ne doivent pas tarir ; il ne laisse pas d’y avoir quelque plaisir à voir tous les huit jours une sottise nouvelle.

C’est encore un avantage que j’ai dans le petit coin du monde que j’habite ; il n’y a point de pays où l’on soit instruit plus tôt de tout ce qui se passe dans l’Europe ; nous savons toujours les aventures d’Allemagne quatre jours avant vous. Le roi de Prusse me faisait l’honneur de m’écrire assez régulièrement avant que

  1. Voyez la lettre 3945, page 191.
  2. Titre d’une comédie de Dufresny.