Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome40.djvu/394

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Voilà, mon divin ange, de quelle manière j’ai obéi sur-le-champ à votre lettre ; et, si vous n’êtes pas content, je trouverai peut-être quelque chose de mieux.

Je sacrifie mes craintes et mes remords aux espérances et à l’absolution que vous me donnez. Allons donc, puisque vous l’ordonnez. C’est déjà quelque chose que Mlle Gaussin ne joue pas Énide ; mais gare que Mlle Clairon ne donne de ses tons à Mlle Hus, et qu’au lieu du contraste intéressant de deux caractères opposés on ne voie qu’une écolière répétant sa leçon devant sa maîtresse ! En ce cas, tout serait perdu. Mlle Clairon en sait-elle assez pour enseigner un jeu différent du sien ?

Je suis mortifié, en qualité de Français, d’homme, d’être pensant, de l’affront public qu’on vient de faire aux mœurs, en permettant qu’on dise sur le théâtre des injures atroces à des gens de bien persécutés[1]. A-t-on lâché un plat Aristophane contre les Socrates, pour accoutumer le public à leur voir boire la ciguë sans les plaindre ? Est-il possible que Mme de La Marck[2] ait protégé si vivement une si infâme entreprise ?

Vous me faites un plaisir sensible, mon cher ange, en donnant le produit de l’impression à Lekain. Il faudra qu’il veille à empêcher les éditions furtives. Vous pouvez promettre le profit de l’édition de Tancrède à Mlle Clairon ; ainsi il n’y aura point de jalousie, et Lekain pourra hautement jouir de ce petit bénéfice, supposé que la pièce réussisse. Vous saurez que Tancrède est corrigé, comme vous et Mme Scaliger l’avez ordonné.

Mais je vous demande une grâce à genoux. Il y a un M. Jacques à Paris. Vous ne connaissez point ce nom-là ; c’est un homme de lettres qui a du talent, et qui est sans pain. Il voulait venir chez moi ; j’ai pris malheureusement à sa place une espèce de géomètre[3] qui me fait des méridiennes, des cadrans, qui me lève des plans ; et je n’ai rien pu faire pour M. Jacques. Je lui destinais cinq cents francs sur la part d’auteur que je donne aux comédiens, et deux cents sur l’édition que je donne à Lekain (supposé toujours le succès dont mes anges me flattent) ; au nom de Dieu, réservez cinq cents francs pour Jacques. Il serait même bon qu’il présidât à l’édition, et qu’il fît la préface.

Vous me direz : Que ne donnez-vous à Jacques cinq cents

  1. D’Alembert, Diderot, Duclos, Helvétius, etc., nommés dans la lettre précédente à Lacombe.
  2. Voyez tome XXXIX, page 137.
  3. Sans doute Siméon Valette.