Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome40.djvu/58

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ressources de génie dans des temps de malheur, tous feront sans doute un nom immortel ; mais croyez que cet ouvrage du cœur, ces vers admirables qu’aucun autre homme ne pourrait faire, ajouteront à votre gloire personnelle autant pour le moins qu’une bataille. Si Votre Majesté dit : « J’ordonne », j’obéirai ; mais je protesterai contre mon ridicule. Encore un mot, sire, sur ce sujet. Une ode régulière, dans ma maudite langue, exige trois mois d’un travail assidu pour être passable.

À l’égard des brimborions[1] dont j’avais parlé, je les aurais surtout demandés si quatre ou cinq cent mille hommes prévalaient contre vous ; si vous étiez seul, réduit à votre courage et à votre supériorité sur les autres hommes ; mais si vous continuez à être la terreur de trois ou quatre nations, à nettoyer en deux mois trois ou quatre provinces d’ennemis, d’être le plus puissant prince de l’Europe par vous-même, alors ce serait à Votre Majesté à me les offrir. Je me suis fait un tombeau entre les Alpes et le mont Jura ; j’y ai deux seigneuries considérables, qui sont, aux yeux d’un roi, des taupinières. Je n’ai nulle envie de briller aux yeux de mes paysans ; mon cœur seul demandait ces marques de votre souvenir, et les méritait. Je vous regarderai, sire, comme le plus grand homme de l’Europe ; mais je n’ai besoin de rien que du souvenir de ce grand homme qui, au bout du compte, m’a arraché à ma patrie, à ma famille, à mes emplois, à mes charges, à ma fortune, et qui m’a planté là.

J’attends la mort tout doucement. Tracassez bien, sire, votre illustre, et glorieuse, et malheureuse vie, et puissiez-vous enfin goûter le repos, qui est le seul but de tous les hommes, et qui sera mieux employé par un philosophe tel que vous que par aucun de ceux qui croient l’être !

Pour mon respect, Votre Majesté ne s’en soucie guère ; mais il est sans bornes.


3793. — À M.  BERTRAND.
À Tournay, par Genève, février.

J’allais écrire à mon cher philosophe, dont la courageuse amitié m’est si précieuse ; j’allais le prier de m’envoyer par le coche quelque chose de sa façon, sur l’histoire naturelle, pour l’Académie de Lyon, qui vient enfin d’être renouvelée, et qui a pris une meilleure forme et plus digne de lui. Je le supplie avec

  1. L’ordre pour le Mérite et la clef de chambellan.