Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome41.djvu/419

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Corneille ne consultait personne, et Racine consultait Boileau : ainsi l’un tomba toujours depuis Heraclius, et l’autre s’éleva continuellement.

On croit assez communément que Racine amollit et avilit

    génie, répètent souvent cette antithèse de La Bruyère, que Racine a peint les hommes tels qu’ils sont, et Corneille tels qu’ils devraient être. Ils répètent une insigne fausseté, car jamais ni Bajazet, ni Xipharès, ni Britannicus, ni Hippolyte, ne firent l’amour comme ils le font galamment dans les tragédies de Racine ; et jamais César n’a dû dire dans le Pompée de Corneille, à Cléopâtre, qu’il n’avait combattu à Pharsale que pour mériter son amour avant de l’avoir vue. Il n’a jamais dû lui dire que son glorieux titre de premier du monde, à présent effectif, est anobli par celui de captif de la petite Cléopâtre âgée de quinze ans, qu’on lui amena dans un paquet de linge longtemps après Pharsale. « Ni Cinna ni Maxime n’ont dû être tels que Corneille les a peints. Le devoir de Cinna ne pouvait être d’assassiner Auguste pour plaire à une fille qui n’existait point. Le devoir de Maxime n’était pas d’être sottement amoureux de cette même fille, et de trahir à la fois Auguste, Cinna, et sa maîtresse. Ce n’était pas là ce Maxime à qui Ovide écrivait qu’il était digne de son nom :

    Maxime, qui tanti mensuram nominis impies.

    « Le devoir de Félix dans Polyeucte n’était pas d’être un lâche barbare qui faisait couper le cou à son gendre,

    Pour acquérir par là de plus puissants appuis,
    Qui me mettraient plus haut cent fois que je ne suis.

    « On a beaucoup et trop écrit depuis Aristote sur la tragédie. Les deux grandes règles sont que les personnages intéressent et que les vers soient bons ; j’entends d’une bonté propre au sujet. Écrire en vers pour les faire mauvais est la plus haute de toutes les sottises.

    « On m’a vingt fois rebattu les oreilles de ce prétendu discours de Pierre Corneille : Ma pièce est finie, je n’ai plus que les vers à faire. Ce propos fut tenu par Ménandre plus de deux mille ans avant Corneille, si nous en croyons Plutarque dans sa question : Si les Athéniens ont plus excellé dans les armes que dans les lettres. Ménandre pouvait à toute force s’exprimer ainsi, parce que des vers de comédie ne sont pas les plus difficiles ; mais dans l’art tragique la difficulté est presque insurmontable, du moins chez nous.

    « Dans le siècle passé, il n’y eut que le seul Racine qui écrivit des tragédies avec une pureté et une élégance presque continue ; le charme de cette élégance a été si puissant que les gens de lettres et de goût lui ont pardonné la monotonie de ses déclarations d’amour, et la faiblesse de quelques caractères, en faveur de sa diction enchanteresse.

    « Je vois dans l’homme illustre qui le précéda des scènes sublimes, dont ni Lope de Vega, ni Calduron, ni Shakespeare, n’avaient pas même pu concevoir la moindre idée, et qui sont très-supérieurcs à ce qu’on admira dans Sophocle et dans Euripide. Mais aussi j’y vois des tas de barbarismes et de solécismes qui révoltent, et de froids raisonnements alambiquès qui glacent. J’y vois enfin vingt pièces entières, dans lesquelles à peine y a-t-il un morceau qui demande grâce pour le reste.

    « La preuve incontestable de cette vérité est, par exemple, dans les deux Bérénice du Racine et de Corneille. Le plan de ces deux pièces est également mauvais,