Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome41.djvu/421

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Il n’y a aucune de leurs pièces qui ne soit fondée en partie sur cette passion ; la seule différence est qu’ils ne l’ont jamais bien traitée, qu’ils n’ont jamais parlé au cœur, qu’ils n’ont jamais attendri : l’amour n’a été touchant que dans les scènes du Cid, imitées de Guillain de Castro ; et Corneille a mis de l’amour jusque dans le sujet terrible d’Œdipe.

Vous savez que j’osai traiter ce sujet il y a quarante-sept ans. J’ai encore la lettre de M.  Dacier, à qui je montrai le troisième acte, imité de Sophocle. Il m’exhorte, dans cette lettre de 1714[1], à introduire les chœurs, et à ne point parler d’amour dans un sujet où cette passion est si impertinente. Je suivis son conseil, je lus l’esquisse de la pièce aux comédiens. Ils me forcèrent à retrancher une partie des chœurs, et à mettre au moins quelque souvenir d’amour dans Philoctète, afin, disaient-ils, qu’on pardonnât l’insipidité de Jocaste et d’Œdipe en faveur des sentiments de Philoctète.

Le peu de chœurs même que je laissai ne furent point exé-

    qu’elles sont absurdes dans la circonstance où elles sont placées. Il ne s’agit pas du droit des rois ; il est question de savoir si on recevra Pompée ou si on le livrera à César. Il faut plaire au vainqueur ; ce n’est pas là un droit des rois. Ptolémée est un vassal qui craint d’offenser César son maître. J’ai exprimé sans ménagement mon horreur pour tous ces lieux communs de barbarie qui font frémir l’honnêteté et le sens commun. J’ai dit et j’ai dû dire combien sont horribles à la fois et ridicules ces autres vers que nous avons entendu réciter au théâtre :

    Chacun a ses vertus, ainsi qu’il a ses dieux…
    Le sceptre absout toujours la main la plus coupable…
    Le crime n’est forfait que pour les malheureux…
    Oui, lorsque de nos soins la justice est l’objet,
    Elle y doit emprunter le secours du forfait, etc…

    « On ne peut dire plus mal des choses plus infâmes et plus sottes. Cependant il y a des gens d’assez mauvaise foi pour oser excuser ces horreurs ineptes. Point de mauvaise cause qui ne trouve un défenseur, et point de bonne cause qui n’ait un adversaire ; mais à la longue le vrai l’emporte, surtout quand il est soutenu par des esprits tels que le vôtre.

    « Si rien n’est plus odieux aux honnêtes gens que ces scélérats de comédies qui parlent toujours de crime, qui crient que le crime est héroïque, que la vengeance est divine, qu’on s’immortalise par des crimes, rien n’est plus fade aussi que ces héroïnes qui nous rabattent les oreilles de leur vertu. C’est un grand art dans Racine que Néron ne dise jamais qu’il aime le crime, et que Junio ne se vante point d’être vertueuse.

    « Je vous demande bien pardon, monsieur, de vous dire des choses que vous savez mieux que moi. »

    Tout en croyant que ce morceau a fait partie d’une des rédactions de la lettre à d’Olivet, du 20 auguste, je suis loin de garantir que c’était précisément ici qu’il était. (H.)

  1. Dans le Commentaire historique, on donne à la lettre de Dacier la date de 1713.