Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome41.djvu/559

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valiez pas grand’chose. Un certain Tancrède fut confié à M. le duc de Choiseul, et ce Tancrède, encore tout en maillot, courut Versailles, Paris, et l’armée. Vous voulez mon œuvre de six jours : je pourrai bien me repentir de mon œuvre, comme Dieu[1] ; mais je ne me repentirai pas de l’avoir soumis ou soumise à vos lumières et à vos bontés. Reste à savoir comment je vous le dépêcherai, et comment vous me le redépécherez. N’y a-t-il pas un courrier de Rome qui passe toutes les semaines par Lyon et par Turin ? Ne pourriez-vous pas faire écrire à M. Tabareau, directeur de la poste de Lyon, de vous faire tenir un paquet cacheté qui viendra de Genève, contenant environ seize cents vers qui ne valent pas le port ?


4773. — DU CARDINAL DE BERNIS.
De Montélimart, le 10 décembre.

Je vous envoie, mon cher confrère, votre ouvrage de six jours ; je crois que quand vous en aurez employé six autres à soigner un peu le style de cette pièce ; à mettre, à la place des premières expressions qui se sont présentées dans le feu de la composition, des expressions plus propres ou moins générales, cet ouvrage sera digne de vous et de l’amour que vous avez pour lui. J’avoue que je crains un peu pour l’impression que fera au théâtre le rôle de Cassandre. Empoisonneur et assassin, il est encore superstitieux, et ses remords n’intéressent guère, parce qu’ils ne partent que de ses craintes et de la faiblesse de son âme. Aucune grande action ne fait le contre-poids de ses crimes. Son ambition même est subordonnée à son amour. Antigone, aussi criminel que Cassandre, a un caractère plus décidé et qui fait grand tort à l’autre. L’amour d’Olympie peut manquer son effet par le peu d’intérêt qu’on prendra peut-être à son amant. Il y a aussi quelque chose d’embarrassé dans la cérémonie du serment de Cassandre et d’Olympie ; elle a l’air d’un véritable mariage. Je comprends les raisons que vous avez eues ; mais je voudrais quelque chose de plus net. Il suffit qu’Olympie ait promis sa main par serment au pied des autels à Cassandre, pour qu’elle soit liée, et qu’il résulte de là tout le jeu des passions contraires, que vous avez si bien mises en œuvre. Je ne voudrais pas non plus que Cassandre, se poignardant, jetât le poignard à son rival : cette action est bien délicate devant un parterre français. Si Antigone ne ramasse pas le poignard, cela rend l’action de Casandre ridicule ; s’il le ramasse et veut s’en frapper, on se demande pourquoi un homme ambitieux se tue parce que son rival expire, et lorsqu’en perdant une femme qu’il ne voulait épouser que par ambition il acquiert tous les droits qu’elle réunissait à la succession d’Alexandre. Je ne sais aussi si le culte de Vesta, que vous établissez au temple d’Éphèse, ne vous ferait pas quelque affaire avec

  1. Genèse, chapitre vi, verset 6.