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4351. — DE M. DIDEROT.
Paris, 28 novembre 1760.

Monsieur et cher maître, l’ami Thieriot aurait bien mieux fait de vous entretenir du bel enthousiasme qui nous saisit ici, à l’hôtel de Clermont-Tonnerre, lui, l’ami Damilaville, et moi, et des transports d’admiration et de joie auxquels nous nous livrâmes, deux ou trois heures de suite, en causant de vous et des prodiges que vous opérez tous les jours, que de vous tracasser de quelques méchantes observations communes que je hasardai entre nous sur votre dernière pièce. C’est bien à regret que je vous les communique ; mais puisque vous l’exigez, les voici.

Rien à objecter à votre premier acte. Il commence avec dignité, marche de même, et finit en nous laissant dans la plus grande attente.

Mais l’intérêt ne me semble pas s’accroître au second, à proportion des événements. Pourquoi cela ? Vous le savez mieux que moi : c’est que les événements ne sont presque rien en eux-mêmes, et que c’est de l’art magique du poëte qu’ils empruntent toute leur importance. C’est lui qui nous fait des terreurs, etc.

Tant qu’Argire ne me montrera pas la dernière répugnance à croire Aménaïde coupable de trahison, malgré la preuve qu’il pense en avoir ; tant que la tendresse paternelle ne luttera pas contre cette preuve, comme elle le doit ; tant que je n’aurai pas vu ce malheureux père se désoler, appeler sa fille, embrasser ses genoux, s’adresser aux chefs de l’État, les conjurer par ses cheveux blancs, chercher à les fléchir par la jeunesse de son enfant, tout tenter pour sauver cette enfant, l’acte n’aura pas son effet. Je ne prendrai jamais à Aménaïde plus d’intérêt que je n’en verrai prendre à son père. Tâchez donc qu’Argire soit plus père, s’il se peut, et que je connaisse davantage Aménaïde. Ne serait-ce pas une belle scène que celle où le père la presserait de s’ouvrir à lui, où Aménaïde ne pourrait lui répondre ?

Le troisième acte est de toute beauté. Rien à lui comparer au théâtre, ni dans Racine, ni dans Corneille. Ceux qui n’ont pas approuvé qu’on redit à Tancrède ce qui s’était passé avant son arrivée sont des gens qui n’ont ni le goût de la vérité, ni le goût de la simplicité ; à force de faire les entendus, ils montrent qu’ils ne s’entendent à rien. Dieu veuille que je n’encoure pas la même censure de votre part !

Ah ! mon cher maître, si vous voyiez la Clairon traversant la scène, à demi renversée sur les bourreaux qui l’environnent, ses genoux se dérobant sous elle, les yeux fermés, les bras tombants, comme morte ; si vous entendiez le cri qu’elle pousse en apercevant Tancrède, vous resteriez plus convaincu que jamais que le silence et la pantomime ont quelquefois un pathétique que toutes les ressources de l’art oratoire n’atteignent pas.

J’ai dans la tête un moment de théâtre où tout est muet, et où le spectateur reste suspendu dans les plus terribles alarmes.

Ouvrez vos portefeuilles ; voyez l’Esther du Poussin paraissant devant Assuérus : c’est la Clairon allant au supplice. Mais pourquoi. Amenaïde n’est--