Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome42.djvu/200

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fait haïr, dit Montaigne[1], les choses les plus évidentes quand on me les plante pour infaillibles. J’aime ces mots qui adoucissent la témérité de nos propositions : Il me semble, par adventure, il pourroit estre, etc. »

Vous trouvez si mauvais dans votre critique de Polyeucte qu’il aille briser à grands coups les autels et les idoles ; ne faites donc pas comme lui ; faites remarquer tout doucement au peuple que cette idole, qu’il croyait d’or pur, est farcie d’alliage : vous serez pour lors très-utile, sans vous nuire à vous-même. Les adoucissements que je vous propose sont d’ailleurs d’autant plus nécessaires qu’en matière de pièces de théâtre (vous le savez mieux que moi) l’opinion peut jouer un grand rôle. Telle critique qui sera trouvée excellente dans une pièce médiocre trouvera des contradicteurs dans une pièce consacrée (à tort ou à droit) par l’estime publique. Et que ne justifie-t-on pas quand on le veut ? combien y a-t-il dans Homère d’absurdités qui ne sont encore des absurdités que pour très-peu de gens ? Je suis convaincu que la plupart des pièces de Corneille n’auraient aujourd’hui qu’un médiocre succès ; qu’elles sont froides, boursouflées, peu théâtrales, et mal écrites ; mais je me garderai bien de le dire, et encore moins de l’imprimer, à moins que je ne veuille être banni à perpétuité du royaume, comme les prêtres de paroisse qui refusent les sacrements aux jansénistes. Le public est un animal à longues oreilles, qui se rassasie de chardons, qui s’en dégoûte peu à peu, mais qui brait quand on veut les lui ôter de force ; ses opinions moutonnières, et le respect qu’il veut qu’on leur porte, me paraissent dire aux auteurs : « Il se peut faire que je ne sois qu’un sot ; mais je ne veux pas qu’on me le dise. »

Voyez un peu ce pauvre diable de Jean-Jacques ; le voilà bien avancé de s’être brouillé avec les dieux, les prêtres, les rois, et les auteurs ! On dit qu’il est actuellement dans les États du roi de Prusse, près de Neuchâtel. Je ne voudrais pas répondre qu’il y restât, car le roi de Prusse, tout roi de Prusse qu’il est, n’est pas le maître à Neuchâtel comme à Berlin ; et les vénérables pasteurs de ce pays-là n’entendent point raillerie sur l’affaire de la religion : c’est une vieille … pour laquelle ils ont d’autant plus d’égards qu’ils s’en soucient moins.

On dit que son livre cause de la rumeur parmi le peuple à Genève ; que ce peuple trouve la religion de Jean-Jacques meilleure que celle qu’on lui prêche, et qu’il le dit assez haut pour embarrasser ses dignes pasteurs. La grande utilité ou commodité que le ministre Vernot trouve à la révélation est pourtant bien agréable. Il serait fâcheux d’être obligé de renoncer ainsi aux commodités de ce monde. On prétend que Rousseau fait actuellement trois partis dans la sérénissime république : les ministres, pour l’auteur et contre le livre ; le conseil, pour le livre et contre l’auteur ; et le peuple, pour le livre et pour l’auteur. Vous y ajouterez, sans doute, un quatrième parti, contre le livre et contre l’auteur, et j’avoue que ce parti-là peut avoir aussi ses raisons ; mais voilà encore ce qu’il ne faudrait pas dire trop haut, surtout à Paris, car Jean-Jacques y est un peu le roi des halles.

  1. Essais, III, ii.