Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome42.djvu/263

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Convenez que c’est un homme bien extraordinaire que Shakespeare[1]. Il n’y a pas une de ces scènes dont, avec un peu de talent, on ne fit une grande chose. Est-ce qu’une tragédie ne commencerait pas bien par deux sénateurs qui reprocheraient à un peuple avili les applaudissements qu’il vient de prodiguer à son tyran ? Et puis, quelle rapidité et quel nombre !

Adieu, encore une fois. M. Thieriot, votre ami et le nôtre, vous aura dit combien je vous suis attaché, combien je vous admire et vous respecte. N’en rabattez pas un mot, s’il vous plait. Quelque temps avant son départ, nous bûmes à votre convalescence ; buvez ensemble à notre santé.

Ah ! grand frère, vous ne savez pas combien ces gueux qui, faisant sans cesse le mal, se sont imaginé qu’il était réservé à eux seuls de faire le bien, souffrent de vous voir l’ami des hommes, le père des orphelins, et le défenseur des opprimés. Continuez de faire de grands ouvrages et de bonnes œuvres, et qu’ils en crèvent de dépit. Adieu, sublime, honnête et cher antechrist.


5055. — DE M.  D’ALEMBERT.
À Paris, 2 octobre.

Oui, mon cher et illustre maître, j’ai reçu l’invitation de M. de Schouvalow, et j’y ai répondu comme vous vous y attendiez.


Scipion, accusé sur des prétextes vains,
Remercia les dieux et quitta les Romains.
Je puis en quelque chose imiter ce grand homme :
Je rendrai grâce au ciel, et resterai dans Rome[2].


Quand je dis que je rendrai grâce au ciel, je crois que cela est bien honnête à moi, que je n’en ai pas trop de sujet, et que le ciel pourrait répondre à mes remerciements : Il n’y a pas de quoi. Je mettrais bien plus volontiers à la tête de l’Encyclopédie, si jamais nous la finissons :


Faites rougir ces dieux qui vous ont condamnée.

(Racine, Iphigénie, acte IV, scène iv.)

Vous mettriez peut-être ces sots au lieu de ces dieux, et vous auriez raison.

Mais demandez à ces sots s’ils ne se croient pas les dieux de la France,

  1. La Correspondance de Métra, qui n’est certes pas suspecte de partialité en faveur de Diderot, rapporte (2e édition, 1787, tome VI, page 425), une conversation de Voltaire avec Diderot, dans laquelle celui-ci reprit sa comparaison fameuse entre Shakespeare et le saint Christophe de Notre-Dame, œuvre d’un maçon, mais dont les jambes laissent passer les hommes les plus grands. « Cette réponse vous parait, sans doute, vigoureuse et pleine de sens, ajoute Métra. Aussi Voltaire ne fut-il pas excessivement content de Diderot. » Il était, en effet, le seul de ses contemporains qui osât lui tenir tête sur cette question irritante.
  2. Voltaire, Rome sauvée, acte V, scène iii.