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5123. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
À Ferney, 5 janvier.

Ô mes anges ! ce n’est pas ma faute si nous avons cru, Mme Denis et moi, que vous vous intéressiez au demi-philosophe qui est arrivé sous vos auspices, qui nous a dit venir de votre part, et qu’il fallait conclure subito, allegro, presto ; qu’il n’attendait qu’une lettre de son père, et que cette lettre viendrait dans trois jours.

Ce père est l’homme du monde qui dépense le moins en papier et en encre ; il y a un an qu’il n’a écrit à monsieur son fils. Il lui faisait une pension de mille livres avant d’avoir payé sa compagnie, et, depuis ce temps, il lui retranche sa pension. Ce fils n’a donc que sa compagnie, qu’on va réformer, trois chevaux, que nous nourrissons, et des dettes. La philosophie est quelque chose, je l’avoue ; mais cette philosophie est celle de M. de Valbelle[1] et de Mlle Clairon, qui ont imaginé d’envoyer le capitaine faire main-basse sur la recette des souscriptions, recette qui n’est pas prête, comme je l’ai mandé à mes anges. Je ne crois donc pas que je puisse lui dire :


Mettez-vous là, mon gendre, et dinez avec moi.


Tout cela ne laisse pas d’être triste, parce qu’on sait tout, et que cette aventure peut aisément être tournée en ridicule par les malins, dont le nombre est grand.

Vous croyez donc que je vais aux Délices, et que je suis assidu auprès de M. le duc de Villars ? Je suis assiégé par quatre pieds de neige, à perte de vue, et je la fais ranger pour transporter des pierres. Je me console d’ailleurs de mes quatre pieds autour de moi, en considérant les délices de la Suisse, qui consistent, comme vous savez, en quarante lieues de montagnes de glace qui forment mon horizon hyperboréen. Le duc de Villars a quitté les Délices :


Tout auprès de son juge il s’est venu loger[2],

(Racine, les Plaideurs, acte I, scène v.)


dans une maison assez convenable à un valet de chambre retiré du monde. Il vient quelquefois dîner à Ferney ; mais tant que

  1. À qui est adressée une lettre du 30 janvier 1764.
  2. Le duc de Villars était venu consulter le médecin Tronchin.