Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome42.djvu/521

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
5329. — À M.  LE COMTE D’ARGENTAL.
29 juin.

Divins anges, je reçois votre lettre du 21 de juin. Voici le temps où mon sang bout, voici le temps de faire quelque chose. Il faut se presser, l’âge avance, il n’y a pas un moment à perdre. Il me faut jouer de grands rôles de tragédie, pour amuser ces enfants et ces Genevois ; mais ce n’est pas assez d’être un vieil acteur, je suis et je dois être un vieil auteur : car il faut remplir sa destinée jusqu’au dernier moment.

Cela ne m’empêchera pas, dans les entr’actes, de travailler à votre Gazette. Je suivrai très-exactement les ordres de M. le duc de Praslin, s’il m’en donne. Encore une fois, il est pourtant bien étrange que je n’aie pas vu une seule Gazette littéraire : qu’est-ce que cela veut dire[1] ?

Cramer assure qu’il n’a envoyé aucun exemplaire à Robin-Mouton, et qu’on a ôté mon nom partout. Je désirerais fort de n’être pas réduit à faire un désaveu inutile, qu’on ne croira pas, et qui ne servira à rien. Il ne s’agit que d’engager Merlin à veiller sur son propre intérêt ; c’est ce que j’ai mandé à frère Damilaville.

Au reste, il y a longtemps que j’ai pris mon parti sur cette affaire. Si on me poursuit, je crois la chose très-injuste, et tout le monde ici pense de même. Je n’ai pas écrit un seul mot qui puisse déplaire à la cour ; ma justification est toute prête. Je sais bien que le roi ne me soutiendra pas plus contre le parlement que le président d’Éguilles[2] ; mais je me soutiendrai très-bien moi-même. Je n’habite point en France, je n’ai rien en France qu’on puisse saisir ; j’ai un petit fonds pour les temps d’orage. Je répète que le parlement ne peut rien sur ma fortune, ni sur ma personne, ni sur mon âme, et j’ajoute que j’ai la vérité pour moi. Un corps entier fait souvent de très-fausses démarches, il faut s’y attendre ; mais soyez très-sûrs qu’à mon âge tous les parlements du monde ne troubleront pas ma tranquillité. Le sang ne me bout que pour les vers ; je suis et serai serein en prose. Il m’importe fort peu où je meure ; j’ai quatre jours à vivre, et je vivrai libre ces quatre jours.

J’ai été fidèle avec le dernier scrupule, je n’ai envoyé à per-

  1. La Gazette littéraire ne commença à paraître qu’en 1764.
  2. Voyez tome XV, page 288.