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5395. — DU CARDINAL DE BERNIS.
À Vic-sur-Aisne, le 3 septembre.

Pardon, pardon, mon cher confrère, je vous aime toujours ; vos roués peuvent être de grands hommes, quand vous vous serez donné le temps de leur faire parler votre langue, qui est sublime. Ce n’est point par oubli ni par indifférence que j’ai tardé à vous faire réponse. Je voulais dicter des remarques sur chaque acte ; en vérité, je n’en ai pas trouvé le moment. Cependant je n’ai rien à faire, ni rien de mieux à faire que de causer avec vous, et de vous prouver que j’aime toujours les lettres, sans cependant les cultiver. Voici ce que je pense en gros de vos triumvirs : les trois premiers actes ont besoin d’être plus fortement écrits ; ce qui n’est qu’esquisse deviendra tableau. Vous êtes le premier homme du monde pour corriger heureusement vos ouvrages. C’est toujours votre faute quand vos vers n’ont pas toute la force, toute la chaleur, et toutes les grâces du monde. Votre Octave ne développe pas assez son caractère ; il était dissimulé ; il doit l’être avec ses rivaux, avec sa cour, mais non pas avec les spectateurs : en déployant davantage la profondeur de sa politique et les replis de son caractère, vous le rendrez plus intéressant, et vous ferez en plus beaux vers une pièce à la Corneille, surtout si vous adoucissez un peu la férocité d’Antoine, qui, tout sanguinaire, tout débauché qu’il était, avait de l’éloquence, du courage, des talents militaires, et des étincelles de cette grandeur romaine qui brillèrent jusqu’au temps où Cléopâtre en fit un Égyptien. Faites en sorte que le jeune Pompée, outre les risques qu’il aurait à courir en allant tuer Octave dans sa tente, surmonte encore des obstacles dignes de son courage, et efface, par l’idée de la valeur et de l’héroïsme, la honte d’un assassinat nocturne ; plus vous rendrez cette action vraisemblable par la facilité de l’exécution, plus vous la rendrez odieuse. Vos deux derniers actes sont plus chauds et plus intéressants que les autres, il me paraît que vous insistez trop sur cet orage qui éclate au commencement de la pièce, et qui n’est nécessaire que pour fonder l’arrivée de Julie et de Pompée[1] ; le mot de suivants est trop souvent répété, et n’est pas quelquefois le mot le plus propre pour exprimer votre idée. Enfin je vous demande un peu plus d’intérêt dans les premiers actes ; la chaleur du style le fera naître, car le fond des choses y est. Ma demande n’est pas indiscrète : je sais à qui je m’adresse.

À l’égard des Saisons de Babet, on m’a dit qu’on les a furieusement estropiées : car je ne les ai pas vues depuis près de vingt ans. À ma mort, quelque âme charitable purifiera les amusements de ma jeunesse, qu’on a cruellement maltraités et confondus avec toutes sortes de platitudes. Pour

  1. On voit dans la pièce du Triumvirat, telle qu’elle a été imprimée, que Voltaire a profité de quelques observations de son censeur ; mais ces corrections n’ont pas suffi pour faire du Triumvirat une tragédie intéressante. C’est un morceau plutôt historique que dramatique, où les mœurs et les crimes de ces horribles triumvirs sont retracés avec plus de fidélité que d’énergie. (K.)