Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome43.djvu/142

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moins que je ne joue celui de Tirésie. Je n’ai d’autre spectacle que celui des sottises et des folies de ma chère patrie. Je lui ai bien de l’obligation : car, sans cela, ma vie serait assez insipide. Après avoir tâté un peu de tout, j’ai cru que la vie de patriarche était la meilleure. J’ai soin de mes troupeaux comme ces bonnes gens ; mais, Dieu merci ! je ne suis point errant comme eux, et je ne voudrais, pour rien au monde, mener la vie d’Abraham, qui s’en allait, comme un grand nigaud, de Mésopotamie en Palestine ; de Palestine en Égypte, de l’Égypte dans l’Arabie Pétrée, ou à pied ou sur un âne, avec sa jeune et jolie petite femme, noire comme une taupe, âgée de quatre-vingts ans ou environ, et dont tous les rois ne manquaient pas d’être amoureux. J’aime mieux rester dans mon ermitage avec ma nièce et la petite famille que je me suis faite.

Mme Denis a dû vous dire, monsieur, combien votre apparition nous a charmés dans notre retraite ; nous y avons vu des gens de toutes les nations, mais personne qui nous ait inspiré tant d’attachement et donné tant de regrets. Daignez encore recevoir les miens, et agréer le respect avec lequel j’ai l’honneur d’être, monsieur le prince, etc.


5567. — À M. D’ALEMBERT.
18 février.

Tu dors, Brutus ! et Crevier veille[1].


Souffrirez-vous, mon cher et intrépide philosophe, que ce cuistre de Crevier[2] attaque si insolemment Montesquieu dans les seules choses où l’auteur de l’Esprit sur les lois[3] a raison ? N’est-ce pas vous attaquer vous-même, après le bel Éloge[4] que vous avez fait du philosophe de Bordeaux ? Le malheureux Crevier vous désigne assez visiblement dans sa sortie contre les philosophes, à la fin de son ouvrage. Vous devez le remercier, car il vous fournit le sujet d’un ouvrage excellent ; et vous pouvez, en le réfutant avec le mépris qu’il mérite, dire des choses très-utiles, que

  1. Parodie du vers de la Mort de César, acte II, scène ii :

    … Tu dors, Brutus ! et Ruine est dans les fers !

  2. Voyez page 106.
  3. Expression de Mme du Deffant ; voyez tome XX, page 45 ; et XXIII, page 533.
  4. Dans les Mélanges de littérature, etc., par d’Alembert, et dans ses Œuvres.