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seront les maîtres de faire part au public des petits talents de ma jeunesse[1]. En attendant, je verrai avec une tranquillité sans égale les libraires estropier mes ouvrages : il faut que l’envie ronge toujours quelque chose ; j’aime mieux qu’elle ronge mes vers que mes os. Je ne m’ennuie point d’être moine de Saint-Médard, ni d’habiter le château que Berthe au grand pied[2] donna à cette abbaye. Si je vous voyais seulement deux heures, vous conviendriez que j’ai raison de me plaire où je suis : cependant, à la fin du mois, j’irai passer l’hiver au Plessis, près de Senlis, pour éviter les brouillards de l’Aisne, et me promener à pied sec dans la forêt d’Hallate, où notre bon roi Jean avait un château et un chenil, qui sont devenus un prieuré de dix mille livres de rente à ma nomination : voyez comme les choses changent ! Je ne parlerai point de vos triumvirs ; souvenez-vous que vous avez écrit Brutus, et que ce serait votre faute si votre pinceau s’affaiblissait : car vous avez beau parler de vos soixante-dix ans, il est certain que votre esprit n’a point vieilli. J’ai sur ma table un gros volume que je ne lirai point. S’il vous parvient, je ne doute pas qu’il ne vous inspire quelque bonne plaisanterie dont je rirai dans mon coin, et qui entretiendra la bonne santé dont je jouis. Ne perdez pas l’habitude de m’ecrire de temps en temps : je conserverai toute ma vie celle de vous aimer.


5429. — DE M. D’ALEMBERT.
À Paris, ce 8 octobre.

Je ne me pique, mon cher et illustre maître, d’être ni aussi sublime que Platon, s’il est vrai qu’il soit aussi sublime qu’on le pretend, ni aussi obscur qu’il me parait l’être : vous me faites donc trop d’honneur de me comparer à lui[3]. À l’égard de celui que vous appelez Denys de Syracuse, et que vous avouez valoir un peu mieux, je crois que s’il était réduit à se faire maître d’école comme l’autre, les généraux et les ministres feraient bien de se mettre en pension chez lui. Ce qu’il y a de certain, c’est que je suis plus affligé que je ne puis vous dire que le protecleur et le soutien de la philosophie[4] ne soit pas bien avec tous les philosophes : que ne donnerais-je

  1. Dans la nouvelle édition des Œuvres de Bernis, qu’a donnée en l’an V P. Didot l’aîné, il n’y a que le poëme de la Religion vengée qui ne fut pas connu du public. Les autres pièces de vers non encore imprimées, que la famille du cardinal a trouvées dans son portefeuille, ne lui ont pas paru devoir ajouter à l’idée qu’on avait depuis longtemps de ses talents pour la poésie. (Note de Bourgoing.)
  2. Berthe au grand pied, ou Bertrade, était femme de Pépin le Bref, et mère de Charlemagne. On a prétendu qu’elle avait un pied palmé comme une oie ; et c’est pour cela qu’on l’a nommée quelquefois la reine pedauque. Elle a été représentée avec cette difformité dans les statues qu’on voit encore sur les portails de plusieurs anciennes églises. Les historiens disent qu’elle était belle et accorte ; qu’elle avait du crédit, non-seulement sur son mari, mais aussi sur son fils. Il ne faut pas la confondre avec une autre Berthe, fille de Didier, roi des Lombards, et première femme de Charlemagne. (Id.)
  3. Voyez la lettre de Voltaire du 28 septembre ;
  4. Frédéric II roi de Prusse.