Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome43.djvu/195

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ment le cas de vos chers compatriotes les Français. Parlements, évêques, gens de lettres, financiers, antifinanciers, tous donnent et reçoivent des soufflets à tour de bras, et vous avez bien raison de rire ; mais vous ne rirez pas longtemps, et vous verrez les fanatiques maîtres du champ de bataille. L’aventure de ce cuistre de Crevier fait déjà voir qu’il n’est pas permis de dire d’un janséniste qu’il est un plat auteur. Vous serez les esclaves de l’Université avant qu’il soit deux ans. Les jésuites étaient nécessaires, ils faisaient diversion ; on se moquait d’eux, et on va être écrasé par des pédants qui n’inspireront que l’indignation. Ce que vous écrit un certain goguenard couronné[1] doit bien faire rougir votre nation belliqueuse.

Répandez ce bon mot tant que vous pourrez : car il faut que vos gens sachent le cas qu’on fait d’eux on Europe. Pour moi, je gémis sérieusement sur la persécution que les philosophes et la philosophie vont infailliblement essuyer. N’avez-vous pas un souverain mépris pour votre France, quand vous lisez l’histoire grecque et romaine ? Trouvez-vous un seul homme persécuté à Rome, depuis Romulus jusqu’à Constantin, pour sa manière de penser ? Le sénat aurait-il jamais arrêté l’Encyclopédie ? Y a-t-il jamais eu un fanatisme aussi stupide et aussi désespérant que celui de vos pédants ?

Vraiment oui, j’ai donné une chandelle au diable[2] ; mais vous auriez pu vous apercevoir que cette chandelle devait lui brûler les griffes, et que je lui faisais sentir tout doucement qu’il ne fallait pas manquer à ses anciens amis.

À l’égard des hauts lieux dont vous me parlez, sachez que ceux qui habitent ces hauts lieux sont philosophes, sont tolérants, et détestent les intolérants, avec lesquels ils sont obligés de vivre.

Je ne sais si le Corneille entrera en France, et si on permettra au roi d’avoir ses exemplaires. Ce dont je suis bien sûr, c’est que tous ceux qui s’ennuient à Sertorius et à Sophonisbe, etc., trouveront fort mauvais que je m’y ennuie aussi ; mais je suis en possession depuis longtemps de dire hardiment ce que je pense, et je mépriserai toujours les fanatiques, en quelque genre que ce puisse être. Ce qui me déplaît dans presque tous les livres de votre nation, c’est que personne n’ose mettre son âme sur le papier, c’est que les auteurs feignent de respecter ce qu’ils mé-

  1. Frédéric II ; voyez lettre 5612.
  2. Voyez pages 137, 152, 177.