Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome43.djvu/213

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que l’on trouve dans ce recueil des choses trop hardies, qui me seraient sans doute imputées, je vous demande en grâce de dire à M. de Sartine que non-seulement je n’ai nulle part à ces pièces, mais que j’en demande moi-même la suppression, supposé qu’on me les attribue. Je sais à quel excès pourrait se porter une cabale dangereuse de fanatiques qui n’ont que trop de crédit. J’avais, dans Mme de Pompadour, une protectrice assurée ; je ne l’ai plus. Je suis dans ma soixante et onzième année, et je veux finir mes jours en paix : je suis une victime échappée au couteau des prêtres ; il faut que je paisse en repos dans les pâturages où je me suis retiré.

Mon cher frère, abuserai-je encore de vos bontés jusqu’à vous prier de vouloir bien faire donner à Briasson le papier ci-joint ? S’il n’est pas du nombre des libraires qui ont le privilège de Corneille, il les connaît du moins, et il peut leur faire parvenir cette déclaration[1] de ma part, en cas qu’elle soit approuvée par vous et par mes anges. Elle peut toujours servir à différer l’exécution de l’entreprise[2] très-hasardée des libraires ; c’est servir, autant que je le peux, la famille Corneille. L’auteur de Cinna m’est cher, malgré Théodore, Pertharite, Agésilas et Suréna ; comme j’aime les belles-lettres, malgré l’horrible abus qu’on en fait.

La permission qu’on a donnée à Fréron de les déshonorer deux fois par mois, la secrète envie de gens en place qui prétendaient à l’éloquence, ont été des coups mortels ; et la littérature est devenue un champ de bataille dans lequel le pédant en robe noire a écrasé le philosophe, et où l’araignée de l’Année littéraire a sucé son sang. Le pis de tout cela, c’est la dispersion des fidèles : c’est là le grand objet de vos gémissements et des miens.

S’ils avaient pu se rassembler, c’eût été la plus belle époque de l’histoire de l’esprit humain. Les stoïciens, les académiciens, les épicuriens, formaient des sociétés considérables. Le sénat de Rome, partagé entre ces trois sectes, n’en était pas moins le maître de la terre connue. Et on ne peut rassembler six philosophes dans le misérable pays des Welches ! En ce cas, renonçons de bonne grâce à la petite supériorité que nous prétendons dans la littérature, et avouons franchement que nous sommes des demi-barbares.

Orate, fratres, et écr. l’inf… tant que vous pourrez.

  1. Je ne la connais pas. (B.)
  2. De faire imprimer séparément les Commentaires de Voltaire sur Corneille.