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yeux, il leur est impossible de lire cet ouvrage : mes fluxions me sauvent de la frusta. C’est une chose prodigieuse que le nombre de journaux dont l’Europe est inondée. La rage d’imprimer des livres, et d’imprimer son avis sur les livres, est montée à un tel point qu’il faudrait une douzaine de bibliothèques du Vatican pour contenir tout ce fatras. Les belles-lettres sont devenues un fléau public. Il n’y a d’autre parti à prendre que d’en user avec les livres comme avec les hommes ; de choisir quelques amis dans la foule, de vivre avec eux, et de se soucier très-peu du reste.

Mon malheur sera toujours d’avoir vécu loin d’un ami aussi respectable que vous. Ce qui me fait le plus regretter la perte de mes yeux, c’est de ne pouvoir plus lire l’Arioste ; mais je regrette votre société bien davantage.


5803. — À M.  LE COMTE D’ARGENTAL.
23 décembre.

Je commence, mon cher ange, et je dois commencer toutes mes lettres par le mot de reconnaissance. Nous vous demandons en grâce, Mme  Denis et moi, de répéter à M. le duc de Praslin ce mot, qui est gravé dans nos cœurs pour vous et pour lui. Tandis que vous prenez des mesures politiques avec le tripot de la Comédie, il y a vraiment de belles querelles dans le tripot de Genève.

Quelques conseillers ont voulu que je vous en prévinsse, comptant que, dans l’occasion, vous serez leur médiateur auprès de M. le duc de Praslin. M. Crommelin doit vous en parler ; mais je ne crois pas que la querelle devienne jamais assez violente pour que la France s’en mêle. Le fond en est excessivement ridicule. Permettez-moi de vous ennuyer en vous disant de quoi il s’agit.

La république de Genève est un petit État moitié démo, moitié aristo-cratique. Le conseil du peuple, qu’on appelle le conseil des Quinze-Cents, est en droit de destituer les premiers magistrats, qu’on appelle syndics. Jean-Jacques Rousseau (afin que vous le sachiez) était du conseil des Quinze-Cents. Les magistrats qui exercent la justice s’étant divertis à faire brûler les livres de Jean-Jacques, Jean-Jacques, du haut de sa montagne[1] ou du fond de sa vallée, excita les chefs de la populace à demander raison aux magistrats de l’insolence qu’ils avaient eue d’incendier les pensées d’un bourgeois de Genève. Ils allèrent deux à deux, au nombre

  1. Lettres écrites de la montagne, par J.-J Rousseau ; voyez tome XXV, page 309.