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ANNÉE 1772.


de la Vierge à Czenstochow[1] Je vous envoie des papiers publics, qui peut-être ne se répandent pas en Suisse, où vous trouverez cette scène tragique détaillée avec les circonstances exactement conformes à ce que mon ministre à Varsovie en a marqué dans sa relation. Il est vrai que mon poëme (si vous voulez l’appeler ainsi) était achevé lorsque cet attentat se commit ; je ne le jugeai pas propre à entrer dans un ouvrage où règne d’un bout à l’autre un ton de plaisanterie et de gaieté. Cependant je n’ai pas voulu non plus passer cette horreur sous silence, et j’en ai dit deux mots en passant au commencement du cinquième chant ; de sorte que cet ouvrage badin, fait uniquement pour m’amuser, n’a pas été défiguré par un morceau tragique qui aurait juré avec le reste.

J’ai poussé la licence plus loin : car, quoique la guerre dure encore, j’ai fait la paix d’imagination pour finir, n’étant pas assuré de ne pas prendre la goutte lorsque ces troubles s’apaiseront. Vous verrez, par le troisième et le quatrième chant que je vous envoie, qu’il n’était pas possible de mêler des faits graves avec tant de sottises. Le sublime fatigue à la longue, et les polissonneries font rire. Je pense bien comme vous que plus on avance en âge, plus il faut essayer de se dérider. Aucun sujet ne m’aurait fourni une aussi abondante matière que les Polonais ; Montesquieu aurait perdu son temps à trouver chez eux les principes des républiques ou des gouvernements souverains. L’intérêt, l’orgueil, la bassesse, et la pusillanimité, semblent être les fruits du gouvernement anarchique. Au lieu de philosophes, vous y trouvez des esprits abrutis par la plus stupide superstition, et des hommes capables de tous les crimes que des lâches peuvent commettre. Le corps de la confédération n’agit point par système. Ce Pulawski, dont vous aurez vu le nom dans mes rapsodies, est proprement l’auteur de la conspiration tramée contre le roi de Pologne[2] Les autres confédérés regardent le trône comme vacant, quoiqu’il soit rempli ; les uns y veulent placer le landgrave de Hesse ; d’autres, l’électeur de Saxe ; d’autres encore, le prince de Teschen. Tous ces partis différents ont autant de haine l’un pour l’autre que les jansénistes, les molinistes, et les calvinistes entre eux. C’est pour cela que je les compare aux maçons de la tour de Babel. Le crime qu’ils viennent de tenter ne les a pas décrédités chez leurs protecteurs, parce qu’en effet plusieurs de ces confédérés l’ont ignoré ; mais qu’ils aient des protecteurs ou non, ils n’en sont pas plus redoutables ; et par les mesures que votre souveraine vient de prendre, dans peu leur mauvaise volonté sera confondue.

Il semble que pour détourner mes yeux des sottises polonaises et de la scène atroce de Varsovie, ma sœur la reine de Suède ait pris ce temps pour venir revoir ses parents, après une absence de vingt-huit années. Son arrivée a ranimé toute la famille ; je m’en suis cru de dix ans plus jeune. Je fais mes efforts pour dissiper les regrets qu’elle donne à la perte d’un

  1. Voyez tome XX, page 451
  2. Selon les Berlinische Nachrichten von Staats und gelehrten Sachen du 22 décembre 1772, n° 153, page 733, Pulawski était tout à fait innocent de cet attentat.