Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome6.djvu/112

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Antigone

Elle était légitime :
Tous les Grecs demandaient cette grande victime :
L’univers était las de son ambition.
Athènes, Athènes même envoya le poison ;
Perdiccas le reçut, on en chargea Cratère ;
Il fut mis dans vos mains, des mains de votre père,
Sans qu’il vous confiât cet important dessein :
Vous étiez jeune encor ; vous serviez au festin,
À ce dernier festin du tyran de l’Asie.


Cassandre

Non, cessez d’excuser ce sacrilège impie.


Antigone

Ce sacrilège !… Eh quoi ! Vos esprits abattus
Érigent-ils en dieu l’assassin de Clitus,
Du grand Parménion le bourreau sanguinaire,
Ce superbe insensé qui, flétrissant sa mère,
Au rang du fils des dieux osa bien aspirer,
Et se déshonora pour se faire adorer ?
Seul il fut sacrilège ; et lorsqu’à Babylone
Nous avons renversé ses autels et son trône,
Quand la coupe fatale a fini son destin,
On a vengé les dieux comme le genre humain.


Cassandre

J’avouerai ses défauts ; mais, quoi qu’il en puisse être,
Il était un grand homme, et c’était notre maître.


Antigone

Un grand homme[1] !

Cassandre

Oui, sans doute.

  1. Il est bon d’opposer ici le jugement de Plutarque sur Alexandre à tous les paradoxes et aux lieux communs qu’il a plu à Juvénal [Sat. x, 108-172 ; xiv, 311-314.] et à ses imitateurs [Boileau, Sat. xii, 100-108] de débiter contre ce héros. Plutarque, dans sa belle comparaison d’Alexandre et de César, dit que « le héros de la Macédoine semblait né pour le bonheur du monde, et le héros romain pour sa ruine ». En effet, rien n’est plus juste que la guerre d’Alexandre, général de la Grèce, contre les ennemis de la Grèce, et rien de plus injuste que la guerre de César contre sa patrie.

    Remarquez surtout que Plutarque ne décide qu’après avoir pesé les vertus et les vices d’Alexandre et de César. J’avoue que Plutarque, qui donne toujours la préférence aux Grecs, semble avoir été trop loin. Qu’aurait-il dit de plus de Titus, de Trajan, des Antonins, de Julien même, sa religion à part ? Voilà ceux qui paraissaient être nés pour le bonheur du monde, plutôt que le meurtrier de Clitus, de Callistbène et de Pannénion. (Note de Voltaire.)