Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome8.djvu/102

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Ira de bouche en bouche à la race future.
Son vieux père, accablé sous le fardeau des ans,
Se livrait au sommeil entre ses deux enfants ;
Un lit seul enfermait et les fils et le père.

    jure de la payer dans deux jours; et aussitôt les assassins, après avoir tout pillé dans la maison, disent à La Force et à ses enfants de mettre leurs mouchoirs eu croix sur leurs chapeaux, et leur font retrousser leur manche droite sur l'épaule : c'était la marque des meurtriers. En cet état ils leur font passer la rivière, et les amènent dans la ville. Le maréchal de La Force assure qu'il vit la rivière couverte de morts. Son père, son frère, et lui, abordèrent devant le Louvre; là ils virent égorger plusieurs de leurs amis, et entre autres le brave de Piles, père* de celui qui tua en duel le fils de Malherbe. De là le capitaine Martin mena ses prisonniers dans sa maison, rue des Petits-Champs, fit jurer à La Force que ni lui ni ses enfants ne sortiraient point de là avant d'avoir payé les deux mille écus, les laissa en garde à deux soldats suisses, et alla chercher quelques autres calvinistes à massacrer dans la ville. L'un des deux Suisses, touché de compassion, offrit aux prisonniers de les faire sauver. La Force n'en voulut jamais rien faire; il répondit qu'il avait donné sa parole, et qu'il aimait mieux mourir que d'y manquer. Une tante qu'il avait lui trouva les deux mille écus; et l'on allait les délivrer au capitaine Martin, lorsque le comte de Coconas (celui-là même à qui depuis on coupa le cou) vint dire à La Force que le duc d'Anjou demandait à lui parler. Aussitôt il fit descendre le père et les enfants nu-tête et sans manteau. La Force vit bien qu'on le menait à la mort; il suivit Coconas, en le priant d'épargner ses deux enfants innocents. Le plus jeune, âgé de treize ans, qui s'appelait Jacques Nompar, et qui a écrit ceci, éleva la voix, et reprocha à ces meurtriers leurs crimes, en leur disant qu'ils en seraient punis de Dieu. Cependant les deux enfants sont menés avec leur père au bout de la rue des Petits-Champs; on donne d'abord plusieurs coups de poignard à l'aîné, qui s'écrie : « Ah, mon père! ah, mon Dieu ! je suis mort. » Dans le même moment le père tombe percé de coups sur le corps de son fils. Le plus jeune, couvert de leur sang, mais qui, par un miracle étonnant, n'avait reçu aucun coup, eut la prudence de s'écrier aussi : « Je suis mort. » Il se laissa tomber entre son père et son frère, dont il reçut les derniers soupirs. Les meurtriers, les croyant tous morts, s'en allèrent en disant : « Les voilà bien tous trois. » Quelques malheureux vinrent ensuite dépouiller les corps : il restait un bas de toile au jeune La Force; un marqueur du jeu de paume du Verdelet voulut avoir ce bas de toile; en le tirant, il s'amusa à considérer le corps de ce jeune enfant : » Hélas ! dit-il, c'est bien dommage; celui-ci n'est qu'un enfant, que peut-il avoir fait? » Ces paroles de compassion obligèrent le petit La Force à lever doucement la tête, et lui dire tout bas : « Je ne suis pas encore mort. » Ce pauvre homme lui répondit : « Ne bougez, mon enfant, ayez patience. » Sur le soir il le vint chercher; il lui dit : « Levez-vous, ils n'y sont plus; » et lui mit sur les épaules un méchant manteau. Comme il le conduisait, quelqu'un des bourreaux lui demanda : « Qui est ce jeune garçon? — C’est mon neveu, lui dit-il, qui s'est enivré; vous voyez comme il s'est accommodé; je m'en vais bien lui donner le fouet. » Enfin le pauvre marqueur le mena chez lui, et lui demanda trente écus pour sa récompense. De là le jeune La Force se fit conduire, déguisé en gueux, jusqu'à l'Arsenal, chez le maréchal de Biron, son parent, grand-maître de l'artillerie; on le cacha quelque temps dans la chambre des filles; enfin, sur le bruit que la cour le fai- * Ou plutùt grand-père. (G. A.)