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ESSAI SUR LES GUERRES CIVILES

mais qui est assez conforme au génie des Français, même dans un état si affreux. Cette courte et déplorable joie fut bientôt entièrement étouffée par la misère la plus réelle et la plus étonnante : trente mille hommes moururent de faim dans l’espace d’un mois. Les malheureux citoyens, pressés par la famine, essayèrent de faire une espèce de pain avec les os des morts, lesquels étant brisés et bouillis formaient une sorte de gelée ; mais cette nourriture si peu naturelle ne servait qu’à les faire mourir plus promptement. On conte (et cela est attesté par les témoignages les plus authentiques) qu’une femme tua et mangea son propre enfant[1]. Au reste, l’inflexible opiniâtreté des Parisiens était égale à leur misère. Henri eut plus de compassion pour leur état qu’ils n’en avaient eux-mêmes : son bon naturel l’emporta sur son intérêt particulier.

Il souffrit que ses soldats vendissent en particulier toutes sortes de provisions à la ville. Ainsi on vit arriver ce qu’on n’avait pas encore vu, que les assiégés étaient nourris par les assiégeants : c’était un spectacle bien singulier que de voir les soldats qui, du fond de leurs tranchées, envoyaient des vivres aux citoyens, qui leur jetaient de l’argent de leurs remparts. Plusieurs officiers, entraînés par la licence si ordinaire à la soldatesque, troquaient un aloyau pour une fille ; en sorte qu’on ne voyait que femmes qui descendaient dans des baquets, et des baquets qui remontaient pleins de provisions. Par là une licence hors de saison régna parmi les officiers ; les soldats amassèrent beaucoup d’argent : les assiégés furent soulagés, et le roi perdit la ville ; car dans le même temps une armée d’Espagnols vint des Pays-Bas. Le roi fut obligé de lever le siège, et d’aller à sa rencontre au travers de tous les dangers et de tous les hasards de la guerre, jusqu’à ce qu’enfin les Espagnols ayant été chassés du royaume, il revint une troisième fois devant Paris, qui était toujours plus opiniâtre à ne point le recevoir.

Sur ces entrefaites, le cardinal de Bourbon, ce fantôme de la royauté, mourut[2]. On tint une assemblée à Paris, qui nomma les états généraux du royaume pour procéder à l’élection d’un nouveau roi. L’Espagne influait fortement sur ces états : Mayenne avait un parti considérable qui voulait le mettre sur le trône. Enfin Henri, ennuyé de la cruelle nécessité de faire éternellement la guerre à ses sujets, et sachant d’ailleurs que ce n’était

  1. C’est un épisode du dixième chant, vers 282 et suivants ; voyez page 252.
  2. Le 9 mai 1590.