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DISSERTATION SUR LA MORT DE HENRI IV.

brevet de Catherine de Médicis[1] ! On ne s’avise guère de douter que le pape Alexandre VI ne soit mort du poison qu’il avait préparé pour le cardinal Corneto, et pour quelques autres cardinaux dont il voulait, dit-on, être l’héritier. Guichardin, auteur contemporain, auteur respecté, dit qu’on imputait la mort de ce pontife à ce crime, et à ce châtiment du crime ; il ne dit pas que le pape fût un empoisonneur, il le laisse entendre, et l’Europe ne l’a que trop bien entendu.

Et moi j’ose dire à Guichardin : « L’Europe est trompée par vous, et vous l’avez été par votre passion. Vous étiez l’ennemi du pape ; vous avez trop cru votre haine et les actions de sa vie. Il avait, à la vérité, exercé des vengeances cruelles et perfides contre des ennemis aussi perfides et aussi cruels que lui ; de là vous concluez qu’un pape de soixante-douze ans n’est pas mort d’une façon naturelle ; vous prétendez, sur des rapports vagues, qu’un vieux souverain, dont les coffres étaient remplis alors de plus d’un million de ducats d’or, voulut empoisonner quelques cardinaux pour s’emparer de leur mobilier ; mais ce mobilier était-il un objet si important ? Ces effets étaient presque toujours enlevés par les valets de chambre avant que les papes pussent en saisir quelques dépouilles. Comment pouvez-vous croire qu’un homme prudent ait voulu hasarder, pour un aussi petit gain, une action aussi infâme, une action qui demandait des complices, et qui tôt ou tard eût été découverte ? Ne dois-je pas croire le journal de la maladie du pape, plutôt qu’un bruit populaire ? Ce journal le fait mourir d’une fièvre double-tierce. Il n’y a pas le moindre vestige de cette accusation intentée contre sa mémoire. Son fils Borgia tomba malade dans le temps de la mort de son père ; voilà le seul fondement de l’histoire du poison. Le père et le fils sont malades en même temps, donc ils sont empoisonnés ; ils sont l’un et l’autre de grands politiques, des princes sans scrupule, donc ils sont atteints du poison même qu’ils destinaient à douze cardinaux. C’est ainsi que raisonne l’animosité ; c’est la logique d’un peuple qui déteste son maître : mais ce ne doit pas être celle d’un historien. Il se porte pour juge, il prononce les arrêts de la postérité : il ne doit déclarer personne coupable sans des preuves évidentes. »

Ce que je dis de Guichardin, je le dirai des Mémoires de Sully au sujet de la mort de Henri IV. Ces Mémoires furent composés par des secrétaires du duc de Sully, alors disgracié par Marie de Médicis ; on y laisse échapper quelques soupçons sur cette prin-

  1. Nommé René ; voyez la note 3 de la page 75.