Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome8.djvu/312

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
294
ÉTAT DES RECHERCHES HISTORIOUES.

Nul n’était plus disposé que le maître d’école d’Angoulême à tomber dans ces aberrations farouches. C’était un cerveau mal organisé, une imagination troublée, visionnaire. Il raconte, dans son interrogatoire, que, pendant qu’il était en prison pour dettes dans sa ville natale, il eut des visions. Voici en quoi elles consistaient : « Il avait senti le feu de soufre et d’encens, qui démontrait le purgatoire contre l’erreur des hérétiques. » Étant sorti de prison, raconte-t-il encore, un samedi après Noël, ayant de nuit fait sa méditation accoutumée, les mains jointes et les pieds croisés dans son lit, il avait senti sa face et sa bouche couvertes d’une chose qu’il ne put discerner, parce que c’était à l’heure de matines, c’est-à-dire de minuit. « Et, étant en cet état, il eut volonté de chanter les cantiques de David, commençant Dixit Dominus jusqu’à la fin du cantique, avec le Miserere et le De Profundis tout au long. Il lui sembla que, les chantant, il avait à sa bouche une trompette faisant pareil son qu’une trompette à la guerre. Le lendemain matin, s’étant levé et ayant fait sa méditation à genoux, recolligé en Dieu à la manière accoutumée, il s’assit sur une petite chaise devant le foyer ; et puis, s’étant passé un peigne par la tête, voyant que le jour n’était pas encore venu, il aperçut du feu en un tison, acheva de s’habiller, prit un morceau de sarment de vigne, lequel ayant allié avec le tison où était le feu, il mit les deux genoux en terre et se prit à souffler. Il vit incontinent, aux deux côtés de sa face, à droite et à gauche, à la lueur du feu qui sortait par le soufflement, des hosties semblables à celles dont l’on a accoutumé faire la communion aux catholiques en l’église de Dieu, et au-dessous de sa face, au droit de sa bouche, il vit par le côté un rond de la même grandeur que l’hostie que lève le prêtre à la célébration du service divin. » Grand signe de prédestination à des actes mémorables !

Voilà quelle était la force intellectuelle de l’instituteur angoumoisin. L’orgueil acheva d’exalter cette pauvre tête. Il crut avoir des révélations sur les desseins du Très-Haut, et il les écrivit. Quand il voulut se faire moine, entrer dans un couvent de feuillants, il communiqua ces prétendues révélations au prieur. On s’aperçut qu’il avait l’esprit dérangé, et on le renvoya.

Entre croire qu’on a des révélations sur les desseins du Très-Haut et croire qu’on est choisi pour les exécuter, il n’y a qu’un pas à franchir. C’est ainsi que l’idée de mettre à mort un roi qui tolérait et favorisait les hérétiques, au lieu de les exterminer, s’empara du maître d’école et prit bientôt en lui les caractères d’une idée fixe. Avec son instruction tout à fait élémentaire, il se mit à étudier la question de savoir s’il est permis de tuer un tyran ; il consulta les livres de théologie où cette question était traitée. Quand on l’interrogea après son crime, on le trouva au courant de toutes les distinctions et de toutes les subtilités scolastiques auxquelles cette question avait donné lieu, ignorant sur tout le reste.

Sa profession de solliciteur de procès l’avait appelé déjà à Paris. Au temps de Noël 1609, il se mit en route pour cette ville ; il voulait faire taxer ses dépens dans quelque affaire, mais son but était surtout d’avertir et de sommer le roi qu’il eût à soumettre et réduire ceux de la Religion prétendue réformée à l’Église romaine. Il fut quatorze jours à faire le voyage. Arrivé à Paris, il chercha pendant un mois tous les moyens d’avoir accès auprès du roi, annonçant qu’il avait eu des visions pour l’extermination de l’hérésie calviniste. Il s’adressa pour cela à un écuyer de la reine Marguerite, qui lui répondit sans façon qu’il n’avait pas la mine d’un saint personnage ni d’un homme de bien. Il s’adressa au secrétaire de Mme d’Angoulême ; on lui répondit qu’elle était malade. Il se présenta chez le cardinal Duperron, où on le repoussa en lui disant qu’il ferait mieux de s’en retourner à sa maison. Partout sa physionomie égarée et peu rassurante le faisait tenir à l’écart. Il supplia, pressa, conjura La Force, capitaine des gardes, jusqu’à trois reprises, de l’introduire auprès de Sa Majesté ; La Force s’y refusa, l’appelant « papault[1] et catholique à gros grains[2]. » Il l’aurait arrêté s’il n’en avait été empêché par les ordres formels du roi, défendant aucune arrestation pour conspiration ou desseins suspects contre sa personne. Ravaillac était, pendant ce voyage, affublé d’une grande casaque verte qui le faisait remarquer de tout le monde. Ayant un jour rencontré Henri IV qui passait en carrosse près des Innocents, Ravaillac s’élança de la foule « comme un grand diable vert », suivant l’expression d’un témoin, et se précipita en criant : « Sire, au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ et de la sacrée vierge Marie, que je parle à vous ! » Le grand prévôt, qui escortait la voiture, l’éloigna avec sa baguette.

  1. Papault, papiste ; ultramontain, comme on dirait maintenant.
  2. Cette expression avait alors le sens de catholique renforcé, catholique portant des chapelets à gros grains. Elle était prise, toutefois, en mauvaise part, de sorte que par la suite elle signifia au contraire : mauvais catholique, tiède et négligent. On écrivit alors : à gros grain.