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DES DIFFÉRENTS GOÛTS DES PEUPLES.

du siége de Troie que de celles des Américains. Nos combats, nos siéges, nos flottes, n’ont pas la moindre ressemblance ; notre philosophie est en tout le contraire de la leur. L’invention de la poudre, celle de la boussole, de l’imprimerie, tant d’autres arts qui ont été apportés récemment dans le monde, ont en quelque façon changé la face de l’univers. Il faut peindre avec des couleurs vraies comme les anciens, mais il ne faut pas peindre les mêmes choses.

Qu’Homère nous représente ses dieux s’enivrant de nectar, et riant sans fin de la mauvaise grâce dont Vulcain leur sert à boire, cela était bon de son temps, où les dieux étaient ce que les fées sont dans le nôtre ; mais assurément personne ne s’avisera aujourd’hui de représenter dans un poëme une troupe d’anges et de saints buvant et riant à table. Que dirait-on d’un auteur qui irait, après Virgile, introduire des harpies enlevant le dîner de son héros, et qui changerait de vieux vaisseaux en belles nymphes ? En un mot, admirons les anciens, mais que notre admiration ne soit pas une superstition aveugle : et ne faisons pas cette injustice à la nature humaine et à nous-mêmes, de fermer nos yeux aux beautés qu’elle répand autour de nous, pour ne regarder et n’aimer que ses anciennes productions, dont nous ne pouvons pas juger avec autant de sûreté.

Il n’y a point de monuments en Italie qui méritent plus l’attention d’un voyageur que la Jérusalem du Tasse. Milton fait autant d’honneur à l’Angleterre que le grand Newton. Camoëns est en Portugal ce que Milton est en Angleterre. Ce serait sans doute un grand plaisir, et même un grand avantage pour un homme qui pense, d’examiner tous ces poëmes épiques de différente nature, nés en des siècles et dans des pays éloignés les uns des autres. Il me semble qu’il y a une satisfaction noble à regarder les portraits vivants de ces illustres personnages grecs, romains, italiens, anglais, tous habillés, si je l’ose dire, à la manière de leur pays.

C’est une entreprise au delà de mes forces que de prétendre les peindre ; j’essayerai seulement de crayonner une esquisse de leurs principaux traits : c’est au lecteur à suppléer aux défauts de ce dessein. Je ne ferai que proposer : il doit juger ; et son jugement sera juste, s’il lit avec impartialité, et s’il n’écoute ni les préjugés qu’il a reçus dans l’école, ni cet amour-propre mal entendu qui nous fait mépriser tout ce qui n’est pas dans nos mœurs. Il verra la naissance, le progrès, la décadence de l’art ; il le verra ensuite sortir comme de ses ruines ; il le suivra dans tous ses changements ; il distinguera ce qui est beauté dans tous les