Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome8.djvu/340

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
322
ESSAI SUR LA POÉSIE ÉPIQUE.

Cet ouvrage, que l’auteur avait condamné aux flammes, est encore, avec ses défauts, le plus beau monument qui nous reste de toute l’antiquité. Virgile tira le sujet de son poëme des traditions fabuleuses que la superstition populaire avait transmises jusqu’à lui, à peu près comme Homère avait fondé son Iliade sur la tradition du siège de Troie ; car, en vérité, il n’est pas croyable qu’Homère et Virgile se soient soumis par hasard à cette règle bizarre que le P. Le Bossu a prétendu établir : c’est de choisir son sujet avant ses personnages, et de disposer toutes les actions qui se passent dans le poëme avant de savoir à qui on les attribuera. Cette règle peut avoir lieu dans la comédie, qui n’est qu’une représentation des ridicules du siècle, ou dans un roman frivole, qui n’est qu’un tissu de petites intrigues, lesquelles n’ont besoin ni de l’autorité de l’histoire, ni du poids d’aucun nom célèbre.

Les poëtes épiques, au contraire, sont obligés de choisir un héros connu, dont le nom seul puisse imposer au lecteur, et un point d’histoire qui soit par lui-même intéressant. Tout poëte épique qui suivra la règle de Le Bossu sera sûr de n’être jamais lu : mais heureusement il est impossible de la suivre ; car si vous tirez votre sujet tout entier de votre imagination, et que vous cherchiez ensuite quelque événement dans l’histoire pour l’adapter à votre fable, toutes les annales de l’univers ne pourraient pas vous fournir un événement entièrement conforme à votre plan : il faudra de nécessité que vous altériez l’un pour le faire cadrer avec l’autre ; et y a-t-il rien de plus ridicule que de commencer à bâtir pour être ensuite obligé de détruire ?

Virgile rassembla donc dans son poëme tous ces différents matériaux qui étaient épars dans plusieurs livres, et dont on peut voir quelques-uns dans Denys d’Halicarnasse. Cet historien trace exactement le cours de la navigation d’Énée ; il n’oublie ni la fable des harpies, ni les prédictions de Céléno, ni le petit Ascagne, qui s’écrie que les Troyens ont mangé leurs assiettes, etc. Pour la métamorphose des vaisseaux d’Énée en nymphes, Denys d’Halicarnasse n’en parle point ; mais Virgile lui-même prend soin de nous avertir que ce conte était une ancienne tradition, Prisca fuies facto, sed fama perennis : il semble qu’il ait eu honte de cette fable puérile, et qu’il ait voulu se l’excuser à lui-même en se rappelant la croyance publique. Si on considérait dans cette vue plusieurs