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VIRGILE.

endroits de Virgile qui choquent au premier coup d’œil, on serait moins prompt à le condamner.

N’est-il pas vrai que nous permettrions à un auteur français, qui prendrait Clovis pour son héros, de parler de la sainte ampoule, qu’un pigeon apporta du ciel dans la ville de Reims pour oindre le roi, et qui se conserve encore avec foi dans cette ville ? Un Anglais qui chanterait le roi Arthur n’aurait-il pas la liberté de parler de l’enchanteur Merlin ? Tel est le sort de toutes ces anciennes fables où se perd l’origine de chaque peuple, qu’on respecte leur antiquité en riant de leur absurdité. Après tout, quoique excusable qu’on soit de mettre en œuvre de pareils contes, je pense qu’il vaudrait encore mieux les rejeter entièrement : un seul lecteur sensé que ces faits rebutent mérite plus d’être ménagé qu’un vulgaire ignorant qui les croit.

À l’égard de la construction de sa fable, Virgile est blâmé par quelques critiques, et loué par d’autres, de s’être asservi à imiter Homère. Pour moi, si j’ose hasarder mon sentiment, je pense qu’il ne mérite ni ces reproches ni ces louanges. Il ne pouvait éviter de mettre sur la scène les dieux d’Homère, qui étaient aussi les siens, et qui, selon la tradition, avaient eux-mêmes guidé Énée en Italie ; mais assurément il les fait agir avec plus de jugement que le poète grec : il parle comme lui du siége de Troie ; mais j’ose dire qu’il y a plus d’art et des beautés plus touchantes dans la description que fait Virgile de la prise de cette ville, que dans toute l’Iliade d’Homère. On nous crie que l’épisode de Didon est d’après celui de Circé et de Calypso ; qu’Énée ne descend aux enfers qu’à l’imitation d’Ulysse. Le lecteur n’a qu’à comparer ces prétendues copies avec l’original supposé, il y trouvera une prodigieuse différence. Homère a fait Virgile, dit-on ; si cela est, c’est sans doute son plus bel ouvrage.

Il est bien vrai que Virgile a emprunté du grec quelques comparaisons, quelques descriptions, dans lesquelles même pour l’ordinaire il est au-dessous de l’original. Quand Virgile est grand, il est lui-même ; s’il bronche quelquefois, c’est lorsqu’il se plie à suivre la marche d’un autre.

J’ai entendu souvent reprocher à Virgile de la stérilité dans l’invention : on le compare à ces peintres qui ne savent point varier leurs figures. Voyez, dit-on, quelle profusion de caractères Homère a jetés dans son Iliade : au lieu que, dans l’Énéide, le fort Cloanthe, le brave Gyas, et le fidèle Achate, sont des personnages insipides, des domestiques d’Énée, et rien de plus, dont les noms ne servent qu’à remplir quelques vers. Cette remarque me paraît