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ESSAI SUR LA POÉSIE ÉPIQUE.

juste ; mais j’ose dire qu’elle tourne à l’avantage de Virgile. Il chante les actions d’Énée, et Homère l’oisiveté d’Achille. Le poëte grec était dans la nécessité de suppléer à l’absence de son principal héros : et, comme son talent était de faire des tableaux plutôt que d’ourdir avec art la trame d’une fable intéressante, il a suivi l’impulsion de son génie en représentant avec plus de force que de choix des caractères éclatants, mais qui ne touchent point. Virgile, au contraire, sentait qu’il ne fallait point affaiblir son principal personnage et le perdre dans la foule : c’est au seul Énée qu’il a voulu et qu’il a dû nous attacher ; aussi ne nous le fait-il jamais perdre de vue. Toute autre méthode aurait gâté son poëme.

Saint-Évremond dit qu’Énée est plus propre à être le fondateur d’un ordre de moines que d’un empire. Il est vrai qu’Énée passe auprès de bien des gens plutôt pour un dévot que pour un guerrier ; mais leur préjugé vient de la fausse idée qu’ils ont du courage. Ils ont les yeux éblouis de la fureur d’Achille, ou des exploits gigantesques des héros de roman. Si Virgile avait été moins sage, si au lieu de représenter le courage calme d’un chef prudent, il avait peint la témérité emportée d’Ajax et de Diomède, qui combattent contre des dieux, il aurait plu davantage à ces critiques ; mais il mériterait peut-être moins de plaire aux hommes sensés.

Je viens à la grande et universelle objection que l’on fait contre l’Énéide : les six derniers chants, dit-on, sont indignes des six premiers. Mon admiration pour ce grand génie ne me ferme point les yeux sur ce défaut ; je suis persuadé qu’il le sentait lui-même, et que c’était la vraie raison pour laquelle il avait eu dessein de brûler son ouvrage. Il n’avait voulu réciter à Auguste que le premier, le second, le quatrième, et le sixième livre, qui sont effectivement la plus belle partie de l’Énéide. Il n’est point donné aux hommes d’être parfaits. Virgile a épuisé tout ce que l’imagination a de plus grand dans la descente d’Énée aux enfers ; il a dit tout au cœur dans les amours de Didon ; la terreur et la compassion ne peuvent aller plus loin que dans la description de la ruine de Troie : de cette haute élévation, où il était parvenu au milieu de son vol, il ne pouvait guère que descendre. Le projet du mariage d’Énée avec une Lavinie qu’il n’a jamais vue ne saurait nous intéresser après les amours de Didon ; la guerre contre les Latins, commencée à l’occasion d’un cerf blessé, ne peut que refroidir l’imagination échauffée par la ruine de Troie. Il est bien difficile de s’élever quand le sujet baisse. Cependant il ne faut pas croire que les six derniers chants de l’Énéide soient sans beautés ; il n’y en a aucun où vous ne reconnaissiez Virgile : ce que