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ESSAI SUR LA POÉSIE ÉPIQUE.

mers qui n’avaient point encore vu de vaisseaux, allèrent étonner la Taprobane de leur audace ; eux dont le courage patient à souffrir des travaux au delà des forces humaines établit un nouvel empire sous un ciel inconnu et sous d’autres étoiles. Qu’on ne vante plus les voyages du fameux Troyen qui porta ses dieux en Italie ; ni ceux du sage Grec qui revit Ithaque après vingt ans d’absence ; ni ceux d’Alexandre, cet impétueux conquérant. Disparaissez, drapeaux que Trajan déployait sur les frontières de l’Inde : voici un homme à qui Neptune a abandonné son trident ; voici des travaux qui surpassent tous les vôtres.

Et vous, nymphes du Tage, si jamais vous m’avez inspiré des sons doux et touchants, si j’ai chanté les rives de votre aimable fleuve, donnez-moi aujourd’hui des accents fiers et hardis ; qu’ils aient la force et la clarté de votre cours ; qu’ils soient purs comme vos ondes, et que désormais le dieu des vers préfère vos eaux à celles de la fontaine sacrée. »

Le poëte conduit la flotte portugaise à l’embouchure du Gange : il décrit, en passant, les côtes occidentales, le midi et l’orient de l’Afrique, et les différents peuples qui vivent sur cette côte ; il entremêle avec art l’histoire du Portugal. On voit dans le troisième chant la mort de la célèbre Inez de Castro, épouse du roi don Pedro, dont l’aventure déguisée a été jouée depuis peu sur le théâtre de Paris[1]. C’est, à mon gré, le plus beau morceau du Camoëns ; il y a peu d’endroits dans Virgile plus attendrissants et mieux écrits. La simplicité du poème est rehaussée par des fictions aussi neuves que le sujet. En voici une qui, je l’ose dire, doit réussir dans tous les temps et chez toutes les nations.

Lorsque la flotte est prête à doubler le cap de Bonne-Espérance, appelé alors le promontoire des Tempêtes, on aperçoit tout à coup un formidable objet. C’est un fantôme qui s’élève du fond de la mer ; sa tête touche aux nues ; les tempêtes, les vents, les tonnerres, sont autour de lui ; ses bras s’étendent au loin sur la surface des eaux : ce monstre, ou ce dieu, est le gardien de cet océan dont aucun vaisseau n’avait encore fendu les flots ; il menace la flotte, il se plaint de l’audace des Portugais, qui viennent lui disputer l’empire de ces mers ; il leur annonce toutes les calamités qu’ils doivent essuyer dans leur entreprise. Cela est grand en tout pays sans doute.

Voici une autre fiction qui fut extrêmement du goût des Portugais, et qui me paraît conforme au génie italien : c’est une île

  1. L’Inès de Castro de Lamotte fut jouée, pour la première fois, le 6 avril 1723. (B.)