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LE CAMOËNS.

enchantée qui sort de la mer pour le rafraîchissement de Gama et de sa flotte. Cette île a servi, dit-on, de modèle à l’île d’Armide, décrite quelques années après par le Tasse. C’est là que Vénus, aidée des conseils du Père éternel, et secondée en même temps des flèches de Cupidon, rend les Néréides amoureuses des Portugais. Les plaisirs les plus lascifs y sont peints sans ménagement ; chaque Portugais embrasse une Néréide ; Thétis obtient Vasco de Gama pour son partage. Cette déesse le transporte sur une haute montagne, qui est l’endroit le plus délicieux de l’île, et de là lui montre tous les royaumes de la terre, et lui prédit les destinées du Portugal.

Camoëns, après s’être abandonné sans réserve à la description voluptueuse de cette île, et des plaisirs où les Portugais sont plongés, s’avise d’informer le lecteur que toute cette fiction ne signifie autre chose que le plaisir qu’un honnête homme sent à faire son devoir. Mais il faut avouer qu’une île enchantée, dont Vénus est la déesse, et où des nymphes caressent des matelots après un voyage de long cours, ressemble plus à un musico d’Amsterdam qu’à quelque chose d’honnête. J’apprends[1] qu’un traducteur du Camoëns prétend que dans ce poème Vénus signifie la sainte Vierge, et que Mars est évidemment Jésus-Christ. À la bonne heure, je ne m’y oppose pas ; mais j’avoue que je ne m’en serais pas aperçu. Cette allégorie nouvelle rendra raison de tout ; on ne sera plus tant surpris que Gama, dans une tempête, adresse ses prières à Jésus-Christ, et que ce soit Vénus qui vienne à son secours. Bacchus et la vierge Marie se trouveront tout naturellement ensemble.

Le principal but des Portugais, après l’établissement de leur commerce, est la propagation de la foi, et Vénus se charge du succès de l’entreprise. À parler sérieusement, un merveilleux si absurde défigure tout l’ouvrage aux yeux des lecteurs sensés. Il semble que ce grand défaut eût dû faire tomber ce poëme ; mais la poésie du style et l’imagination dans l’expression l’ont soutenu ; de même que les beautés de l’exécution ont placé Paul Véronèse parmi les grands peintres, quoiqu’il ait placé des pères bénédictins et des soldats suisses dans des sujets de l’Ancien-Testament et[2] qu’il ait toujours péché contre le costume.

  1. Cette phrase, celle qui la précède (sauf quelques mots), et celle qui la suit, ont été ajoutées dans l’édition de 1742. La traduction de la Lusiade, par Duperron de Castera, avait paru en 1735, trois volumes in-12. (B.)
  2. Je rétablis le dernier membre de cette phrase d’après les éditions de 1733 et