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ESSAI SUR LA POÉSIE ÉPIQUE

désire, lui dit le pontife, que vous honoriez la couronne de laurier, qui a honoré jusqu’ici tous ceux qui l’ont portée. » Les deux cardinaux Aldobrandin, neveux du pape, qui aimaient et admiraient le Tasse, se chargèrent de l’appareil du couronnement ; il devait se faire au Capitole : chose assez singulière, que ceux qui éclairent le monde par leurs écrits triomphent dans la même place que ceux qui l’avaient désolé par leurs conquêtes ! Le Tasse tomba malade dans le temps de ces préparatifs ; et, comme si la fortune avait voulu le tromper jusqu’au dernier moment, il mourut la veille du jour destiné à la cérémonie.

Le temps, qui sape la réputation des ouvrages médiocres, a assuré celle du Tasse. La Jérusalem délivrée est aujourd’hui chantée en plusieurs endroits de l’Italie, comme les poëmes d’Homère l’étaient en Grèce ; et on ne fait nulle difficulté de le mettre à côté de Virgile et d’Homère, malgré ses fautes, et malgré la critique de Despréaux.

La Jérusalem paraît à quelques égards être copiée d’après l’Iliade ; mais si c’est imiter que de choisir dans l’histoire un sujet qui a des ressemblances avec la fable de la guerre de Troie ; si Renaud est une copie d’Achille, et Godefroi d’Agamemnon, j’ose dire que le Tasse a été bien au delà de son modèle. Il a autant de feu qu’Homère dans ses batailles, avec plus de variété. Ses héros ont tous des caractères différents comme ceux de l’Iliade ; mais ses caractères sont mieux annoncés, plus fortement décrits, et mieux soutenus ; car il n’y en a presque pas un seul qui ne se démente dans le poëte grec, et pas un qui ne soit invariable dans l’italien.

Il a peint ce qu’Homère crayonnait ; il a perfectionné l’art de nuancer les couleurs, et de distinguer les différentes espèces de vertus, de vices, et de passions, qui ailleurs semblent être les mêmes. Ainsi Godefroi est prudent et modéré ; l’inquiet Aladin a une politique cruelle ; la généreuse valeur de Tancrède est opposée à la fureur d’Argant ; l’amour, dans Armide, est un mélange de coquetterie et d’emportement ; dans Herminie, c’est une tendresse douce et aimable. Il n’y a pas jusqu’à l’ermite Pierre qui ne fasse un personnage dans le tableau, et un beau contraste avec l’enchanteur Ismeno ; et ces deux figures sont assurément au-dessus de Calchas et de Talthybius. Renaud est une imitation d’Achille : mais ses fautes sont plus excusables ; son caractère est plus aimable, son loisir est mieux employé. Achille éblouit, et Renaud intéresse.

Je ne sais si Homère a bien ou mal fait d’inspirer tant de compassion pour Priam, l’ennemi des Grecs ; mais c’est sans