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LE TASSE.

doute un coup de l’art d’avoir rendu Aladin odieux. Sans cet artifice, plus d’un lecteur se serait intéressé pour les mahométans contre les chrétiens ; on serait tenté de regarder ces derniers comme des brigands ligués pour venir, du fond de l’Europe, désoler un pays sur lequel ils n’avaient aucun droit, et massacrer de sang-froid un vénérable monarque âgé de quatre-vingts ans, et tout un peuple innocent qui n’avait rien à démêler avec eux.

C’était une chose bien étrange que la folie des croisades. Les moines prêchaient ces saints brigandages, moitié par enthousiasme, moitié par intérêt. La cour de Rome les encourageait par une politique qui profitait de la faiblesse d’autrui. Des princes quittaient leurs États, les épuisaient d’hommes et d’argent, et les laissaient exposés au premier occupant pour aller se battre en Syrie.

Tous les gentilshommes vendaient leurs biens, et partaient pour la Terre-Sainte avec leurs maîtresses. L’envie de courir, la mode, la superstition, concouraient à répandre dans l’Europe cette maladie épidémique. Les croisés mêlaient les débauches les plus scandaleuses et la fureur la plus barbare avec des sentiments tendres de dévotion ; ils égorgèrent tout dans Jérusalem, sans distinction de sexe ni d’âge ; mais quand ils arrivèrent au Saint-Sépulcre, ces monstres, ornés de croix blanches encore toutes dégouttantes du sang des femmes qu’ils venaient de massacrer après les avoir violées, fondirent tendrement en larmes, baisèrent la terre, et se frappèrent la poitrine : tant la nature humaine est capable de réunir les extrêmes !

Le Tasse fait voir, comme il le doit, les croisades dans un jour tout opposé. C’est une armée de héros qui, sous la conduite d’un chef vertueux, vient délivrer du joug des infidèles une terre consacrée par la naissance et la mort d’un Dieu. Le sujet de la Jérusalem, à le considérer dans ce sens, est le plus grand qu’on ait jamais choisi. Le Tasse l’a traité dignement ; il y a mis autant d’intérêt que de grandeur. Son ouvrage est bien conduit ; presque tout y est lié avec art ; il amène adroitement les aventures ; il distribue sagement les lumières et les ombres. Il fait passer le lecteur des alarmes de la guerre aux délices de l’amour, et de la peinture des voluptés il le ramène aux combats ; il excite la sensibilité par degrés ; il s’élève au-dessus de lui-même de livre en livre. Son style est presque partout clair et élégant, et lorsque son sujet demande de l’élévation, on est étonné comment la mollesse de la langue italienne prend un nouveau caractère sous ses mains, et se change en majesté et en force.