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ESSAI SUR LA POÉSIE ÉPIQUE

Les dieux mêmes, les dieux n’ont point de priviléges :
César veut qu’à l’instant leurs droits soient violés,
Les arbres abattus, les autels dépouillés ;
Et de tous les soldats les âmes étonnées
Craignent de voir contre eux retourner leurs cognées.
Il querelle leur crainte, il frémit de courroux,
Et, le fer à la main, porte les premiers coups :
« Quittez, quittez, dit-il, l’effroi qui vous maîtrise ;
Si ces bois sont sacrés, c’est moi qui les méprise :
Seul j’offense aujourd’hui le respect de ces lieux,
Et seul je prends sur moi tout le courroux des dieux. »
À ces mots tous les siens, cédant à la contrainte,
Dépouillent le respect, sans dépouiller la crainte :
Les dieux parlent encore à ces cœurs agités ;
Mais, quand Jules commande, ils sont mal écoutés.
Alors on voit tomber sous un fer téméraire
Des chênes et des ifs aussi vieux que leur mère ;
Des pins et des cyprès, dont les feuillages verts
Conservent le printemps au milieu des hivers.
À ces forfaits nouveaux tous les peuples frémissent ;
À ce fier attentat tous les prêtres gémissent.
Marseille seulement, qui le voit de ses tours.
Du crime des Latins fait son plus grand secours.
Elle croit que les dieux, d’un éclat de tonnerre.
Vont foudroyer César, et terminer la guerre.


J’avoue que toute la Pharsale n’est pas comparable à la Jérusalem délivrée ; mais au moins cet endroit fait voir combien la vraie grandeur d’un héros réel est au-dessus de celle d’un héros imaginaire, et combien les pensées fortes et solides surpassent ces inventions qu’on appelle des beautés poétiques, et que les personnes de bon sens regardent comme des contes insipides propres à amuser les enfants.

Le Tasse semble avoir reconnu lui-même sa faute, et il n’a pu s’empêcher de sentir que ces contes ridicules et bizarres, si fort à la mode alors, non-seulement en Italie, mais encore dans toute l’Europe, étaient absolument incompatibles avec la gravité de la poésie épique. Pour se justifier, il publia une préface dans laquelle il avança que tout son poëme était allégorique. L’armée des princes chrétiens, dit-il, représente le corps et l’âme ; Jérusalem est la figure du vrai bonheur, qu’on acquiert par le travail et avec beaucoup de difficulté ; Godefroi est l’âme ; Tancrède, Renaud, etc., en sont les facultés ; le commun des soldats sont les membres du corps ; les diables sont à la fois figures et figurés, figura e figurato ;