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CONCLUSION.

En effet, de tous ceux qui ont fait des poëmes épiques, il n’y en a aucun qui soit connu par quelque autre écrit un peu estimé. La comédie des Visionnaires de Desmarets est le seul ouvrage d’un poëte épique qui ait eu, en son temps, quelque réputation ; mais c’était avant que Molière eût fait goûter la bonne comédie. Les Visionnaires de Desmarets étaient réellement une très-mauvaise pièce, aussi bien que la Mariamne de Tristan, et l’Amour tyrannique de Scudéri, qui ne devaient leur réputation passagère qu’au mauvais goût du siècle.

Quelques-uns ont voulu réparer notre disette en donnant au Télémaque le titre de poëme épique ; mais rien ne prouve mieux la pauvreté que de se vanter d’un bien qu’on n’a pas : on confond toutes les idées, on transpose les limites des arts, quand on donne le nom de poëme à la prose. Le Télémaque est un roman[1] moral, écrit, à la vérité, dans le style dont on aurait dû se servir pour traduire Homère en prose ; mais l’illustre auteur du Télémaque avait trop de goût, était trop savant et trop juste pour appeler son roman du nom de poëme. J’ose dire plus, c’est que si cet ouvrage était écrit en vers français, je dis même en beaux vers, il deviendrait un poëme ennuyeux, par la raison qu’il est plein de détails que nous ne souffrons point dans notre poésie, et que de longs discours politiques et économiques ne plairaient assurément pas en vers français. Quiconque connaîtra bien le goût de notre nation sentira qu’il serait ridicule d’exprimer en vers[2] « qu’il faut distinguer les citoyens en sept classes : habiller la première de blanc avec une frange d’or, lui donner un anneau et une médaille ; habiller la seconde de bleu, avec un anneau et point de médaille ; la troisième de vert, avec une médaille, sans anneau et sans frange, etc. ; et enfin donner aux esclaves des habits gris brun ». Il ne conviendrait pas davantage de dire « qu’il faut qu’une maison soit tournée à un aspect sain, que les logements en soient dégagés, que l’ordre et la propreté s’y conservent, que l’entretien soit de peu de dépense, que chaque maison un peu considérable ait un salon et un petit péristyle, avec de petites chambres pour les hommes libres ». En un mot, tous les détails dans lesquels Mentor daigne entrer seraient aussi indignes d’un poëme épique qu’ils le sont d’un ministre d’État.

On a encore accusé longtemps notre langue de n’être pas

  1. Cette expression donna naissance à l’Apologie du Télémaque, dont il est parlé dans le dernier alinéa de la page 304.
  2. Livre XII.