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AVERTISSEMENT POUR LA LOI NATURELLE

Quant à l’existence des événements indifférents il est difficile d’en nier la possibilité, parce que l’on peut supposer que le petit dérangement qui résulte de cet événement soit imperceptible pour la totalité du système général. Supposons, par exemple, cent millions de planètes mues suivant certaines lois : il est évident que leur position peut être telle qu’un léger dérangement dans la vitesse de l’une d’elles ne changera point leur ordre d’une manière sensible dans un temps même infini ; cela est encore plus vrai pour les systèmes de corps qui, après un petit dérangement, reviennent à l’équilibre. L’ordre du monde peut être changé par la seule différence d’un mouvement que j’aurai fait à droite ou à gauche ; mais il peut aussi ne pas l’être.

M. Rousseau proposait, dans cette même lettre, d’exclure de la tolérance universelle toute opinion intolérante. Cette maxime séduit par un faux air de justice ; mais M. de Voltaire n’eût pas voulu l’admettre. Les lois en effet ne doivent avoir d’empire que sur les actions extérieures : elles doivent punir un homme pour avoir persécuté, mais non pour avoir prétendu que la persécution est ordonnée par Dieu même. Ce n’est pas pour avoir eu des idées extravagantes, mais pour avoir fait des actions de folie, que la société a droit de priver un homme de sa liberté. Ainsi, sous aucun point de vue, une opinion qui ne s’est manifestée que par des raisonnements généraux, même imprimés, ne pouvant être regardée comme une action, elle ne peut jamais être l’objet d’une loi.

Le seul reproche fondé qu’on puisse faire à M. de Voltaire serait d’avoir exagéré les maux de l’humanité ; mais s’il les a sentis comme il les a peints dans l’instant où il a écrit son poëme, il a eu raison. Le devoir d’un écrivain n’est pas de dire des choses qu’il croit agréables ou consolantes, mais de dire des choses vraies ; d’ailleurs la doctrine que Tout est bien est aussi décourageante que celle de la fatalité. On trompe ses douleurs par des opinions générales, comme chaque homme peut adoucir ses chagrins par des illusions particulières : tel se console de mourir, parce qu’il ne laisse au monde que des mourants ; tel autre, parce que sa mort est une suite nécessaire de l’ordre de l’univers ; un troisième, parce qu’elle fait partie d’un arrangement où tout est bien ; un autre enfin, parce qu’il se réunira à l’âme universelle du monde. Des hommes d’une autre classe se consoleront en songeant qu’ils vont entendre la musique des esprits bienheureux, se promener en causant dans de beaux jardins, caresser des houris, boire la bière céleste, voir Dieu face à face, etc., etc. mais il serait ridicule d’établir sur aucune de ces opinions le bonheur général de l’espèce humaine.

N’est-il pas plus raisonnable à la fois et plus utile de se dire : « La nature a condamné les hommes à des maux cruels, et ceux qu’ils se font à eux-mêmes sont encore son ouvrage, puisque c’est d’elle qu’ils tiennent leurs penchants ? Quelle est la raison première de ces maux ? je l’ignore ; mais la nature m’a donné le pouvoir de détourner une partie des malheurs auxquels elle m’a soumis. L’homme doué de raison peut se flatter, par ses progrès dans les sciences et dans la législation, de s’assurer une vie douce et une mort facile, de terminer un jour tranquille par un sommeil paisible. Travaillons sans cesse à ce but, pour nous-mêmes comme pour les autres ; la nature nous a donné des besoins ; mais nous trouvons avec les arts les moyens de les satisfaire. Nous opposons aux douleurs physiques la tempérance et les remèdes ; nous avons appris à braver le tonnerre, cherchons à pénétrer la cause des volcans et des tremblements de terre, à les prévoir, si nous ne pouvons les détourner. Corrigeons les mauvais penchants, s’il en existe, par une bonne éducation ; apprenons aux hommes à bien connaître leurs vrais intérêts ; accoutumons-les à se conduire d’après la raison. La nature leur a donné la pitié et un sentiment d’affection pour leurs semblables ; avec ces moyens, dirigés par une raison éclairée, nous détournerons loin de nous le vice et le crime.