Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome15.djvu/281

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entre les bras de vos femmes et de vos enfants, pour vous arracher le peu de nourriture qui vous reste ? Leurs troupes sont dispersées hors de l’enceinte de vos murs ; il n’y a dans la ville que ceux qui veillent à la garde de vos portes ; vous êtes ici plus de trente mille hommes capables d’un coup de main : ne vaut-il pas mieux mourir que d’être les spectateurs des ruines de votre patrie ? » Mille discours pareils animaient le peuple ; mais il n’osait encore remuer, et personne n’osait arborer l’étendard de la liberté.

Les Autrichiens tiraient de l’arsenal de Gênes des canons et des mortiers pour l’expédition de Provence, et ils faisaient servir les habitants à ce travail. Le peuple murmurait, mais il obéissait. (5 décembre 1746) Un capitaine autrichien ayant rudement frappé un habitant qui ne s’empressait pas assez, ce moment fut un signal auquel le peuple s’assembla, s’émut, et s’arma de tout ce qu’il put trouver : pierres, bâtons, épées, fusils, instruments de toute espèce. Ce peuple, qui n’avait pas eu seulement la pensée de défendre sa ville quand les ennemis en étaient encore éloignés, la défendit quand ils en étaient les maîtres. Le marquis de Botta[1], qui était à Saint-Pierre-des-Arènes, crut que cette émeute du peuple se ralentirait d’elle-même, et que la crainte reprendrait bientôt la place de cette fureur passagère. Le lendemain il se contenta de renforcer les gardes des portes, et d’envoyer quelques détachements dans les rues. Le peuple, attroupé en plus grand nombre que la veille, courait au palais du doge demander les armes qui sont dans ce palais ; le doge ne répondit rien ; les domestiques indiquèrent un autre magasin : on y court, on l’enfonce, on s’arme ; une centaine d’officiers se distribuent dans la place ; on se barricade dans les rues, et l’ordre qu’on tâche de mettre autant qu’on le peut dans ce bouleversement subit et furieux n’en ralentit point l’ardeur.

Il semble que dans cette journée et dans les suivantes la consternation qui avait si longtemps atterré l’esprit des Génois eût passé dans les Allemands ; ils ne tentèrent pas de combattre le peuple avec des troupes régulières ; ils laissèrent les soulevés[2] se rendre maîtres de la porte Saint-Thomas et de la porte Saint-Michel. Le sénat, qui ne savait encore si le peuple soutiendrait ce qu’il avait si bien commencé, envoya une députation au général autrichien dans Saint-Pierre-des-Arènes. Le marquis de Botta

  1. Botta Adorno était le fils d’un transfuge génois. (G. A.)
  2. Aujourd’hui nous écririons les insurgés.