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UNE SOIRÉE HEUREUSE

exaltation artistique. J’acceptai avec joie l’offre de R…, et bientôt après, un bol assez volumineux faisait jouer devant nous ses flammes bleuâtres.

— Que dis-tu de l’orchestre, demandai-je à R… après les premières rasades ? Es-tu satisfait de la manière dont il a exécuté la symphonie ?

— Eh ! que parles-tu d’exécution, répondit-il ! Il y a des moments où les ouvrages que j’affectionne, si mal qu’ils soient joués, ne m’en plongent pas moins dans le ravissement ; et tu sais que j’ai l’ouïe très susceptible. Ces moments sont rares, à la vérité, et ils n’exercent leur doux empire sur moi, que quand mon âme est en parfaite harmonie avec ses organes matériels. Il suffit alors de la plus légère impulsion extérieure, pour que le morceau qui répond complètement à ce que j’éprouve en moi-même retentisse aussitôt dans mon cœur avec une perfection idéale, et telle que le meilleur orchestre du monde ne saurait y atteindre. Dans ces moments-là, mon ouïe, si difficile d’ailleurs, est assez souple pour que le couac d’un hautbois ne provoque tout au plus chez moi qu’un léger mouvement d’impatience ; avec un indulgent sourire je laisse glisser sur mon oreille le son faux d’une trompette, sans que le sentiment de béatitude où je me trouve en souffre, et sans que je cesse pour cela de me faire accroire que j’assiste à une exécution irréprochable. Or, dans une telle disposition d’esprit, rien ne me révolte plus que de voir un fat à