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son cœur est plein : il prend Rollant à brasse ouverte :
le preux a l’œil plein d’ombre, il a perdu couleur,
et Karl en choit pâmé, tant il a de douleur !

A t’en conter plus long, je perdrais mon haleine :
assez ! — J’avais, voyant cela, quinze ans à peine,
mais, sentant que le siècle allait diminuer,
je jetai là l’armure et me fis besacier,
et, pendant {soixante ans, sans repos, à grand’erre,
j’ai, dans mainte chanson, chanté, par mainte terre,
Karl, le grand Empereur, avec son grand neveu,
et les gestes des Franks qui sont les faits de Dieu.
Puis, lus de souvenirs et courbé d’un grand âge,
je me suis, pour mourir, clos dans cet ermitage.

Voilà ce que je suis, voilà ce que j’étais :
tu me regardes, preux nouvel, et tu te tais.
Ah ! pourquoi Dieu veut-il que les vieux se survivent
tristement, oubliés des jeunes qui les suivent
et raillés pour avoir de l’ombre plein les yeux,
la main droite tremblante et le front tout neigeux !
Béni soit le Seigneur qui t’a mis sur ma route.
Je t’ai conté Rollant à Roncevaux, — écoute !
O successeur de Karl ! nouveau roi couronné !
Sache à quel dur labeur Dieu t’a prédestiné :
il faut venger les Franks sur la race honnie
des hommes d’Aquitaine et de Septimanie :
ils détestent les Franks : ils ont vaincu les Franks.
Nos chevaliers, les plus fameux et les plus grunds,
ont rencontré chez eux d’étranges aventures ;
et tout sonnant de fer et tout tintant d’armures,
ces preux entre les preux furent déconvenus
par ces Romains furtifs, rasés et presque nus.
Ils mouraient — assaillis d’une attaque soudaine
de vils pâtres déchaux vêtus de brune laine,
lestes coureurs, toujours présents, absents toujours,
et qui, traquant nos preux comme ils traquent leurs ours,
à coups de javelots, de flèches et de pierres
tournent en fuite nos batailles les plus fières.
— Les Juifs, les Sarrasins, les Païens, sont mauvais,
certes ; mais cette race est pire : je la hais.