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Les contours odieux de la réalité,
Ont senti mieux que nous et mieux que nous chanté
Qu’il faut, si nous voulons respirer quelques roses,
Ne pas attendre une heure après les voir écloses,
Et qu’il est éphémère et sans aucun retour,
Le délai que la mort concède au jeune amour.

Et je comprends aussi que des âmes très tendres,
S’attristant de bonheurs réduits si vite en cendres,
Se tournent vers un monde idéal et futur ;
Que, prises de vertige, elles trouvent plus sûr
De s’abstenir d’un bien que bornent les années,
Et, se précipitant vers d’autres destinées,
Ne veuillent plus qu’un ciel où l’on puisse s’unir
Dans la paix d’un amour qui ne doit pas finir.

Mais ce qui fréquemment me rejette en surprise,
Ce contre quoi l’effort de mon rêve se brise,
C’est de voir tant de gens à ce point divertis
De ne choisir aucun de ces deux grands partis,
Ou se hâter de vivre, ou renoncer à vivre,
Et gaspiller le temps et, comme une troupe ivre,
Se laisser entraîner au hasard du chemin
Sans voir l’âge et la mort qui leur prennent la main ;
Négliger à la fois les choses éternelles
Et l’immédiat attrait des faiblesses charnelles,
Et perdre, aux entretiens frivoles des salons,
Ces jours, pour moi si brefs, qui leur semblent si longs.

Les hommes vanteront toujours le choix d’Hercule ;
Plus d’un, pourtant, devant son exemple recule
Et comprendrait qu’il eût suivi la Volupté.
Mais qu’eussent dit l’Olympe et la postérité
Si le héros n’avait de ses deux conductrices
Choisi l’une ni l’autre, et, loin des sacrifices
Comme loin des plaisirs, s’il eût, sans but aucun,
Sans accepter l’épine ou vouloir le parfum,
Mis ses pas dans les pas stupides de la foule
Qui devant elle va comme un troupeau s’écoule,
Au hasard, sans prévoir ou remords ou regrets,
Et se rue à l’abîme avec des yeux distraits ?


(Poésies complètes : Vesper.)