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LES DEUX MOINES DE LA VALSAINTE


La règle est inflexible et stricte à la Valsainte.
Les moines, des chartreux, ont chaque année un jour,
Un seul, où devant eux s’ouvre l’antique enceinte.
Ils sortent deux ensemble et s’en vont, tour à tour,
Sur les coteaux voisins respirer l’air du monde ;
Ils vont le plus souvent sur la haute Berra,
Pour voir se dérouler la plaine verte et blonde,
Des bords de la Sarine au pied du mont Jura.
Ils rentrent dès le soir, avant la nuit tombée.
Lorsque le ciel est clair, ils rendent grâce à Dieu.
Mais si le paysage a la teinte plombée
De la pluie, ou si même on ne voit en tout lieu
Que le brouillard traînant sa masse appesantie,
Ils disent que Dieu sait ce qui leur est meilleur
Et que le vrai soleil pour l’âme convertie
Est celui qui se montre à l’œil intérieur.
Il en descendait deux, un soir, de la montagne,
L’un jeune encor, très jeune, et l’autre en cheveux blancs.
« Frère, dit ce dernier, la lassitude gagne
Mes pieds endoloris et mes genoux tremblants. »
L’un à côté de l’autre, ils s’assirent, tranquilles,
Sur un tertre élevé, couvert d’un fin gazon.
Un vent rafraîchissant berçait les fleurs mobiles
Et, parmi les vapeurs rouges de l’horizon,
Le soleil, flamboyant, dardait ses feux obliques.
Tout scintillait : les prés émaillés de fenils,
Les épaisses forêts de pins mélancoliques,
Les plus humbles rochers et les plus fiers vanils.

Comme ils se reposaient, voici qu’une alouette
Du champ le plus voisin s’envola sous leurs yeux,
Montant d’une aile ardente et s’en allant, seulette,
Chanter son tire-lire aux profondeurs des cieux.
Plus haut, toujours plus haut, se berçant en cadence,
Elle ne semblait plus qu’un point gris dans l’azur.
Mais cette voix perlée ignorait la distance,
Et le trille toujours retentissait plus pur.