Page:Walter - Voyage autour du monde fait dans les années 1740, 1, 2, 3, 4, 1749.djvu/175

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leur donnoit souvent de l’eau de vie, qu’ils aimoient beaucoup, desorte qu’au commencement ils ne paroissoient pas mécontens de la situation où ils se trouvoient : l’homme surtout étoit fort content quand le Maitre le menoit avec lui à la chasse, et paroissoit prendre grand plaisir lorsqu’on tiroit quelque pièce de gibier. Cependant au bout de quelque tems il parut rêveur et inquiet de se voir prisonnier, quoique sa femme continuât dans sa gaieté ordinaire. Cet homme n’étoit nullement sot, et quoiqu’il ne pût parler que par signes avec nos gens, il ne laissoit pas de s’entretenir avec eux, et se montroit en tout curieux et grand faiseur de questions. Il étoit étonné qu’un aussi grand Vaisseau fût monté de si peu de gens, et il en concluoit qu’il falloit qu’il en fût mort beaucoup : ce qu’il exprimoit en fermant les yeux, et en se couchant, étendu sans mouvement sur le Tillac. Mais il donna une toute autre preuve de son génie par la manière dont il s’échapa, après avoir passé huit jours à bord. Ayant remarqué que l’Ecoutille du Château d’avant étoit déclouée, il profita d’une nuit fort noire et orageuse, pour sortir avec sa femme et ses enfans par cette Ecoutille, et les faire passer par dessus les bords du Vaisseau et descendre dans le Canot. Pour empêcher qu’on ne pût le poursuivre, il coupa les Hansières qui retenoient la Chaloupe et sa Pirogue à l’arrière du Vaisseau, et d’abord rama vers terre. Il se conduisit en tout ceci avec tant de diligence et si secrettement, que, quoiqu’on fît bon quart sur le demi-pont, il ne fut découvert que par le bruit de ses rames, dans le tems qu’il s’éloignoit du Vaisseau, et qu’il étoit trop tard pour songer à le poursuivre. D’ailleurs l’Equipage n’avoit plus ni Canot ni Chaloupe, il eut même assez de peine à les ratraper, et l’inquiétude où ils furent à l’occasion de cette perte fut une partie de la vengeance que l’Indien tira d’eux, pour l’avoir retenu malgré lui. De plus il leur donna une alarme bien vive dans le moment qu’il s’enfuit, car ceux qui étoient de quart, au prémier bruit qu’ils entendirent, ayant crié, aux Indiens ; l’Equipage se réveilla en sursaut dans la plus grande frayeur, se croyant déjà assailli par une Flotte de Pirogues armées.

Si l’adresse et la résolution que marqua ce Sauvage avoit été employées pour quelque coup plus important, que la délivrance de sa petite famille, elles auroient suffi pour le placer au nombre des hommes illustres. L’Equipage du Vaisseau lui rendit justice, et fut fâché d’avoir été obligé pour leur propre sureté, à ôter la liberté à un homme qui méritoit leur estime. Quelques-uns d’entre eux, supposant que cet Indien rodoit encore dans les Bois qui sont autour du Port, et craignant qu’il ne manquât de