Page:Weil et Chénin, Contes et récits du XIXe siècle - 1913.djvu/190

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suprême de son cri, je restai raide et impassible à ma place en détournant les yeux. A cause du désespoir d'une bête, n'est-ce pas, on ne va pas changer la direction d'un navire et empêcher trois cents hommes de manger leur ration de viande fraîche? On passerait pour un fou, si seulement on y arrêtait une mi- nute sa pensée Cependant un petit gabier (1), qui peut-être, lui aussi, était seul au monde et n'avaitjamais trouvé de pitié, avait entendu son appel, entendu au fond de l'âme, comme moi. Il s'approcha de lui, et tout doucèment se mit & lui frotter le museau. Il aurait pu, s'il y avait songé, lui prédire «  Ils mourront tous aussi, va, ceux qui vont te manger de- main tous, même les plus forts et les plus jeunes; et peut-être qu'alors l'heure terrible sera encore plus cruelle pour eux que pour toi, avec des souffrances plus longues; peut-être qu'alors ils préféreraient le coup de masse en plein front! » La bête lui rendit bien sa caresse en le regardant avec de bons yeux et en lui léchant la main. Mais c'était fini l'éclair d'intel- ligence qui avait passé sous son crâne bas et fermé venait de s'éteindre. Au milieu de l'immensité sinistre où le navire l'em- portait toujours plus vite, dans les embruns (2) froids, dans le crépuscule annonçant une nuit mauvaise, et à côté du corps de son compagnon qui n'était plus qu'un amas informe de viande pendue à un croc, il s'était remis à ruminer tranquil- lement, le pauvre bœuf; sa courte intelligencen'allait pas plus loin; il ne pensait plus a rien; il ne se souvenait plus. Pjickre LOTI, Le Livre de la Pitié et de lca Mort (Calmann-Lévy, édit.) . L'Agneau J'avais UN AGNEAU qu'un paysan de Milly m'avait donné, et que j'avais élevé à me suivre partout, comme le chien le plus tendre et le plus fidèle. Nous nous aimions avec cette première passion que les enfants et les jeunes animaux ont naturelle- ment les uns pour les autres. Un jour, la cuisinière dit à ma mère, en ma présence « Madame, l'agneau est gras; voilà le boucher qui vient le demander faut-il le lui donner? » Je me récriai, je me précipitai sur l'agneau, je demandai ce que le boucher voulait en faire et ce que c'était qu'un boucher. La cui- sinière me répondit que c'était un homme qui tuait les agneaux, les moutons, les petits veaux et les belles vaches pour de l'ar- pluies Unes que forment les values en se brisant.