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ESCALADES DANS LES ALPES.

son élan ; dont toute la vie est une lutte constante pour son existence ; qui possède un sentiment si vif des beautés de la nature et un tel mépris pour la souffrance « qu’il reste parfois immobile pendant des heures entières au milieu de la tempête la plus violente et la plus froide, jusqu’à ce que le bout de ses oreilles soit gelé ! » ; qui, enfin, lorsque son heure dernière arrive, « grimpe sur le pic le plus élevé de la montagne, se suspend à un rocher par ses cornes qu’il frotte contre les pierres jusqu’à ce qu’elles soient usées, et tombe alors dans le précipice où il expire[1] » Tschudi lui-même qualifie cette légende de merveilleuse. Il a raison ; pour moi, je n’y crois guère ; le bouquetin est un animal trop intelligent et trop beau pour se complaire à de telles plaisanteries.

Quarante-cinq gardes, choisis parmi les plus habiles chasseurs de la contrée, protégent la retraite des derniers bouquetins. La tâche de ces braves gens n’est pas une sinécure, quoiqu’ils connaissent tous les braconniers qui pourraient être tentés de déjouer leur surveillance. S’ils étaient supprimés, la race de l’ibex disparaîtrait bien vite, du moins dans les Alpes. La manie de tuer tout ce qui vit et la valeur actuelle de l’animal amèneraient promptement son extermination totale.

Le bouquetin n’est recherché que pour sa chair. Le poids brut d’un de ces animaux parvenu à son entier développement s’élève de soixante-quinze à quatre-vingt-dix kilogrammes ; sa peau et ses cornes valent environ deux cent cinquante francs suivant leur état et leur dimension.

Le braconnage ne se repose pas un seul instant, en dépit des gardiens et de la pénalité sévère encourue par ceux qui tuent un bouquetin. Ne le sachant que trop, je m’informai, lors de mon dernier passage à Aoste, si je trouverais une peau ou des cornes de bouquetin à acheter. Dix minutes après, on me conduisit dans une espèce de grenier où était cachée, avec le plus grand soin, la dépouille d’un mâle magnifique, qui devait bien avoir plus de vingt ans, car on pouvait compter sur ses cornes mas-

  1. Croquis de la Nature dans les Alpes, Tschudi.