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DE DORIAN GRAY

bleau… Ah ! si sa beauté pouvait ne pas se ternir et qu’il fut donné à ce portrait peint sur cette toile de porter le poids de ses passions, de ses péchés !… Cette peinture ne pouvait-elle donc être marquée des lignes de souffrance et de doute, alors que lui-même garderait l’épanouissement délicat et la joliesse de son adolescence !

Son vœu, pardieu ! ne pouvait être exaucé ! De telles choses sont impossibles ! C’était même monstrueux de les évoquer… Et, cependant, le portrait était devant lui portant à la bouche une moue de cruauté !

Cruauté ! Avait-il été cruel ? C’était la faute de cette enfant, non la sienne… Il l’avait rêvée une grande artiste, lui avait donné son amour parce qu’il l’avait crue géniale… Elle l’avait désappointé. Elle s’était montrée quelconque, indigne… Tout de même, un sentiment de regret infini l’envahit, en la revoyant dans son esprit, prostrée à ses pieds, sanglotant comme un petit enfant !… Il se rappela avec quelle insensibilité il l’avait regardée alors… Pourquoi avait-il été fait ainsi ? Pourquoi une pareille âme lui avait-elle été donnée ? Mais n’avait-il pas souffert aussi ? Pendant les trois heures qu’avait duré la pièce, il avait vécu des siècles de douleur, des éternités sur des éternités de torture !… Sa vie valait bien la sienne… S’il l’avait blessée, n’avait-elle pas, de son côté, enlaidi son existence ?… D’ailleurs, les femmes sont mieux organisées que les hommes pour supporter les chagrins… Elles vivent d’émotions ; elles ne pensent qu’à cela… Quand elles prennent des amants, c’est simplement pour avoir quelqu’un à qui elles puissent faire des scènes. Lord Henry le lui avait dit et lord Henry connaissait les femmes. Pourquoi s’inquiéterait-il de Sibyl Vane ? Elle ne lui était rien.