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DE DORIAN GRAY

Ou était-ce simplement un effet de sa propre imagination qui lui avait montré une expression de cruauté, là où avait été peinte une expression de joie. Sûrement, une toile peinte ne pouvait ainsi s’altérer ? Cette pensée était absurde. Ça serait un jour une bonne histoire à raconter à Basil ; elle l’amuserait.

Cependant, le souvenir lui en était encore présent… D’abord, dans la pénombre, ensuite dans la pleine clarté, il l’avait vue, cette touche de cruauté autour de ses lèvres tourmentées… Il craignit presque que le valet quittât la chambre, car il savait, il savait qu’il courrait encore contempler le portrait, sitôt seul… Il en était sûr.

Quand le domestique, après avoir servi le café et les cigarettes, se dirigea vers la porte, il se sentit un violent désir de lui dire de rester. Comme la porte se fermait derrière lui, il le rappela… Le domestique demeurait immobile, attendant les ordres… Dorian le regarda.

— Je n’y suis pour personne, Victor, dit-il avec un soupir.

L’homme s’inclina et disparut…

Alors, il se leva de table, alluma une cigarette, et s’étendit sur un divan aux luxueux coussins placé en face du paravent ; il observait curieusement cet objet, ce paravent vétuste, fait de cuir de Cordoue doré, frappé et ouvré sur un modèle fleuri, datant de Louis XIV, — se demandant s’il lui était jamais arrivé encore de cacher le secret de la vie d’un homme.

Enlèverait-il le portrait après tout ? Pourquoi pas le laisser là ? À quoi bon savoir ? Si c’était vrai, c’était terrible ?… Sinon, cela ne valait la peine que l’on s’en occupât…

Mais si, par un hasard malheureux, d’autres yeux que