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DE DORIAN GRAY

jour, jour fatal, auquel je pense quelquefois, je résolus de peindre un splendide portrait de vous tel que vous êtes maintenant, non dans les costumes des temps révolus, mais dans vos propres vêtements et dans votre époque. Fût-ce le réalisme du sujet ou la simple idée de votre propre personnalité, se présentant ainsi à moi sans entours et sans voile, je ne puis le dire. Mais je sais que pendant que j’y travaillais, chaque coup de pinceau, chaque touche de couleur me semblaient révéler mon secret. Je m’effrayais que chacun pût connaître mon idolâtrie. Je sentis, Dorian, que j’avais trop dit, mis trop de moi-même dans cette œuvre. C’est alors que je résolus de ne jamais permettre que ce portrait fût exposé. Vous en fûtes un peu ennuyé. Mais alors vous ne vous rendiez pas compte de ce que tout cela signifiait pour moi. Harry, à qui j’en parlai, se moqua de moi, je ne m’en souciais pas. Quand le tableau fut terminé et que je m’assis tout seul en face de lui, je sentis que j’avais raison… Mais quelques jours après qu’il eût quitté mon atelier, dès que je fus débarrassé de l’intolérable fascination de sa présence, il me sembla que j’avais été fou en imaginant y avoir vu autre chose que votre beauté et plus de choses que je n’en pouvais peindre. Et même maintenant je ne puis m’empêcher de sentir l’erreur qu’il y a à croire que la passion éprouvée dans la création puisse jamais se montrer dans l’œuvre créée. L’art est toujours plus abstrait que nous ne l’imaginons. La forme et la couleur nous parlent de forme et de couleur, voilà tout. Il me semble souvent que l’œuvre cache l’artiste bien plus qu’il ne le révèle. Aussi lorsque je reçus cette offre de Paris, je résolus de faire de votre portrait le clou de mon exposition. Je ne soupçonnais jamais que vous pourriez me le refuser. Je vois maintenant que vous aviez