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Page:Wilde - Le portrait de Dorian Gray, 1895.djvu/241

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DE DORIAN GRAY

nutes s’écoulaient, il devenait horriblement agité. Enfin il se leva, arpenta la chambre comme un oiseau prisonnier ; sa marche était saccadée, ses mains étrangement froides.

L’attente devenait intolérable. Le temps lui semblait marcher avec des pieds de plomb, et lui, il se sentait emporter par une monstrueuse rafale au-dessus des bords de quelque précipice béant : il savait ce qui l’attendait, il le voyait, et frémissant, il pressait de ses mains moites ses paupières brûlantes comme pour anéantir sa vue, ou renfoncer à jamais dans leurs orbites les globes de ses yeux. C’était en vain… Son cerveau avait sa propre nourriture dont il se sustentait et la vision, rendue grotesque par la terreur, se déroulait en contorsions, défigurée douloureusement, dansant devant lui comme un mannequin immonde et grimaçant sous des masques changeants. Alors, soudain, le temps s’arrêta pour lui, et cette force aveugle, à la respiration lente, cessa son grouillement… D’horribles pensées, dans cette mort du temps, coururent devant lui, lui montrant un hideux avenir… L’ayant contemplé, l’horreur le pétrifia…

Enfin la porte s’ouvrit, et son domestique entra. Il tourna vers lui ses yeux effarés…

M. Campbell, monsieur, dit l’homme.

Un soupir de soulagement s’échappa de ses lèvres desséchées et la couleur revint à ses joues.

— Dites-lui d’entrer, Francis.

Il sentit qu’il se ressaisissait. Son accès de lâcheté avait disparu.

L’homme s’inclina et sortit… Un instant après, Alan Campbell entra, pâle et sévère, sa pâleur augmentée par le noir accusé de ses cheveux et de ses sourcils.